Interview de Mme Rahaf Harfoush - Anthropologue numérique
SDBR News : Vous vous présentez comme « anthropologue numérique ». Que doit-on comprendre de votre action ?
Rahaf Harfoush* : L’anthropologie numérique couvre l’étude des liens et des connexions qui existent entre la technologie et la culture. Comment notre culture impacte t’elle notre utilisation de la technologie et comment notre utilisation de la technologie impacte t’elle notre culture ? Dans le domaine de la transformation digitale, la vitesse de l’innovation est tellement rapide que nous en devenons très obsédés par l’outil lui-même, oubliant totalement de réfléchir à l’impact caché et sur le long terme qu’il a sur notre société, sur notre bien-être, sur notre relation aux autres, voire sur notre démocratie. Mon travail consiste à essayer de mettre un pont entre les tendances technologiques récentes et les changements à en attendre dans nos vies.
SDBR News: Vous avez publié en 2019 un livre intitulé “Hustle & Float: Reclaim Your Creativity and Thrive in a World Obsessed with Work”**. Qu’entendez-vous par « Hustle & Float » qui se traduit par « bousculer & flotter »?
Rahaf Harfoush : Il s’agit d’un terme utilisé par des pratiquants du rafting en eaux vives (wild water rafting) pour décrire la meilleure expérience que l’on peut avoir en pratiquant cette activité sportive. Dans le rafting il y a deux séquences : l’une pendant laquelle on doit ramer fort, parfois à contre-courant, pour éviter les dangers (hustle) ; l’autre pendant laquelle on doit laisser la rivière nous emmener au gré de son courant vers l’aval (float). Trop de séquences « hustle » vont nous fatiguer, provoquer d’éventuelles erreurs et donc devenir dangereuses pour nous et pour les autres ; trop de séquences « float » vont devenir ennuyeuses et sans contrôles sur notre destination… Lorsque j’ai entendu cette expression dans la bouche d’un moniteur de rafting, j’ai considéré qu’il y avait une excellente analogie avec notre façon de travailler aujourd’hui : nous avons oublié de « flotter » obsédés que nous sommes par le « hustle » !
SDBR News : L’utilisation de l’image du rafting pour l’économie numérique me plait bien…
Rahaf Harfoush : Je pense que les gens sont totalement obsédés par ce qu’on nomme en anglais « hustle control », à savoir le contrôle de l’agitation permanente : on commence à célébrer le fait d’être toujours « excité » et cela devient une des valeurs de la société. Dans l’entreprise, les personnes qui sont toujours excitées sont souvent vues comme des personnes qui travaillent bien, qui méritent leurs succès et qui sont motivées. En réalité, il s’agit là d’une faillite du système mis en place lors de la révolution industrielle. Les entreprises devraient juger leurs collaborateurs plutôt sur des critères « Hustle & Float » à mon sens.
SDBR News : Selon vous, l’utilisateur numérique, professionnel ou personnel, doit-il être considéré comme le chien de Pavlov ou bien comme un citoyen de Gorges Orwell ?
Rahaf Harfoush : Honnêtement j’aurais tendance à répondre un peu les deux. La vie numérique a beaucoup de complexité car elle nous force à vivre avec des contradictions. Beaucoup d’aspects de la technologie sont très positifs pour l’Homme : nous pouvons apprendre, nous éduquer comme jamais auparavant, rencontrer des gens, former des communautés, se mobiliser pour une cause, etc. A l’inverse, il y a beaucoup d’aspects négatifs sur les nouvelles technologies : la surveillance générale, la manipulation des personnes, les atteintes à la vie privée, la gestion de nos données, etc. Tout le monde cherche une réponse simple « est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? », alors que je pense que c’est « à la fois une bonne chose et une mauvaise chose ». Il n’y a ni dystopie*** ni utopie, mais plutôt une « duotopie », c'est-à-dire que nous vivons les deux états en même temps, ce qui rend notre comportement parfois bizarre. Nous devons donc commencer à éduquer les gens à considérer les sujets numériques avec ce prisme d’observation. Ce pourra être à la fois excellent et terrible selon l’angle d’approche ou le moment, mais ce pourra aussi être excellent ou terrible de la part d’une même entreprise.
SDBR News: Que voulez-vous dire ?
Rahaf Harfoush : Une entreprise peut très bien créer des produits ou des services de haute technologie bénéfiques pour la société et, en même temps, faire beaucoup de mal à cette même société. Nous devons donc nous adapter à cette société qui nous entoure, faute de quoi nous ne survivrons pas. Dans mes activités, j’essaie de créer des liens entre la culture et la technologie pour en montrer les thèmes, les intentions et les croyances cachées. Chaque technologie que nous utilisons comporte intrinsèquement une croyance et, en l’utilisant, nous y souscrivons. Par exemple, la vibration du Smartphone indiquant l’arrivée d’un sms ou d’un mail : pourquoi la plupart des gens, y compris des gens très âgés, interrompent-ils toute interaction sociale pour se précipiter sur leur outil numérique à la moindre vibration ? Parce que nous croyons encore que toute notification numérique est assez importante pour interrompre notre vie. Ce sont les conquêtes sociales de la technologie… Si nous mettons en priorité dans notre utilisation les notifications de la technologie, nous créons des comportements qui considèrent qu’être interrompu est plus important que toutes les autres choses que nous sommes en train de faire : une conversation, un diner, un travail collaboratif, un rendez-vous, etc. Le fait d’être toujours informé, toujours disponible, toujours en urgence, toujours en ligne est devenu un marqueur social et la vibration du Smartphone a pris la priorité sur la personne qui est en face de vous.
SDBR News : Donc nous sommes d’accord pour être asservis de fait ?
Rahaf Harfoush : Oui car nous faisons nous-mêmes nos choix. C’est ce que je dis aux entreprises que je rencontre. Si vous êtes en face d’équipes de création ou d’innovation, vous ne pouvez pas les interrompre en permanence. Si vous voulez privilégier la capacité des collaborateurs à réfléchir sans être interrompus, vous devez changer la manière d’interférer dans l’entreprise, quelle technologie utiliser, quelle politique mettre en place, qui peut contacter qui, etc. Si l’entreprise ne fait pas cela, ce sont les plateformes qui prennent alors le contrôle de vos collaborateurs.
SDBR News : Pensez-vous que le confinement intensif pratiqué en France en 2020 et 2021 a contribué à déshumaniser les relations de travail ?
Rahaf Harfoush : Oui je pense. En France, il y a une culture d’entreprise qui pousse à être vu de votre supérieur hiérarchique. Quand le télétravail a été généralisé, la relation dans l’entreprise est devenue numérique. Nous avons vu apparaitre alors des « présences numériques » : plus de mails, plus de rendez-vous, plus de réunions via Zoom, etc. La frontière vie personnelle / vie professionnelle a diminué et tout cela a été intégré dans les technologies numériques que nous utilisons au quotidien.
Mais ce n’est pas la technologie qui est en cause, c’est la façon dont on s’en sert. Lorsque je travaille avec une entreprise, je demande à essayer de décoder et de comprendre quelle est la vraie culture de l’entreprise, au-delà de ce qu’on lit sur le site web ou sur les journaux de l’entreprise : quelles sont les vraies croyances cachées ? Y a-t-il une attente à répondre aux emails sur le champ ? Y a t-il des remarques si les gens partent à 17 :30 ? Y a t-il des commentaires si quelqu’un ne répond pas assez rapidement à un mail, etc. ? Ce sont ces comportements qui créent une culture d’entreprise. Si on ne traite pas ces questions, la technologie va encourager la culture cachée…
SDBR News : N’est-ce pas toujours d’en haut que vient l’exemple ?
Rahaf Harfoush : Une entreprise peut être obsédée par le fait que tout le monde doit être tout le temps disponible si le patron attend qu’on réponde immédiatement à ses messages. La technologie qu’il va choisir, les politiques mises en place, le comportement des utilisateurs renforceront ses croyances car c’est lui qui choisit la culture. Des entreprises commencent à réagir en adoptant le droit à la déconnexion et en coupant l’intranet à partir d’une certaine heure. C’est un signe encourageant pour stopper les dérives : quand l’invisible devient visible, on peut créer des options. Si un leader ne se demande jamais quel est le ressenti de ses équipes, il les transformera en esclaves de la culture numérique assez facilement. La culture d’entreprise est un puissant moteur pour améliorer la productivité dans l’entreprise tout en améliorant le bien-être des collaborateurs.
*Rahaf Harfoush est conseil en stratégie, anthropologue numérique et auteur à succès. Elle se concentre sur les intersections entre les technologies émergentes, l'innovation et la culture numérique. Elle est directrice exécutive du « Red Thread Institute of Digital Culture » et enseigne "Innovation & Emerging Business Models" à l'école de Management et d'Innovation de Sciences Politiques à Paris. Elle travaille actuellement sur son quatrième livre. Rahaf est membre du Conseil National du Numérique. En 2021, elle a rejoint l'Oxford Internet Institute en tant que chercheur invité en politique. https://rahafharfoush.com
** “Hustle & Float: Reclaim Your Creativity and Thrive in a World Obsessed with Work,” et une version adaptée au marché français et en français sous le titre “OVERbookés” parue chez Dunod en février 2021
*** une dystopie est un récit de fiction qui décrit un monde utopique sombre : 1984, de George Orwell, est une dystopie.