Interview exclusive d’Anne-Charlotte Fredenucci - PDG du groupe Ametra
/SDBR News : Vous avez su traverser la crise sanitaire car votre portefeuille clients était diversifié. Quels enseignements tirez-vous des 3 ans qui viennent de passer ?
Anne-Charlotte Fredenucci : Le groupe Ametra* réalise à la fois la conception et l’assemblage de sous-ensembles mécaniques, électriques, électroniques. Il est vrai que nos clients opèrent dans des secteurs diversifiés : aéronautique, défense, nucléaire, naval, médical, ferroviaire…
En 2020, lorsque les avions ont été cloués au sol et que les besoins de la chaîne aéronautique se sont effondrés, nous avons pu reporter nos ressources vers la défense ou le nucléaire, deux secteurs qui sont restés très dynamiques pendant la pandémie. Cela nous a permis de garder toutes nos forces vives : nous n’avons pas fait de plan social, contrairement à nombre de nos concurrents exclusivement tournés vers l’aéronautique.
Le modèle de diversification que nous défendons chez Ametra ne date pas de la pandémie : nous sommes convaincus qu’il apporte une résilience bénéfique à toutes les parties prenantes. Nos clients apprécient que nous ne dépendions ni d’eux ni de leur secteur, tout en restant concentrés sur des activités de moyenne série dans des environnement à forte contrainte. Ils bénéficient de fertilisations croisées venant d’autres industries. Pour nos collaborateurs, cette variété de projets apporte, au-delà de la stabilité de l’emploi, un environnement intellectuel stimulant dans lequel ils peuvent apprendre davantage, en changeant régulièrement de contexte. Enfin, pour l’entreprise, cette stratégie permet d’éviter les creux et les pics si douloureux à gérer.
SDBR News : Vous aviez obtenu un référencement en conception électronique qui avait une durée de deux ans juste avant la crise sanitaire. Avez-vous pu réactiver et concrétiser en commandes ce référencement mort-né ?
Anne-Charlotte Fredenucci : Il est vrai que c’est un peu frustrant de se battre pour un beau référencement et de le signer fin février 2020 ! Ce qui avait séduit notre grand client dans l’aéronautique et la défense était notre capacité à recruter et former des concepteurs experts, notamment en FPGA. Cette compétence nous a permis de renouveler notre référencement en sortie de pandémie et nous en sommes fiers.
Toutefois, ce qui limite aujourd’hui notre capacité à développer pleinement ce contrat est le manque de ressources. C’est un défi que nous devons collectivement adresser dans l’industrie : débaucher les ressources des plus petits en leur proposant 15 ou 20% de salaire en plus est une pratique toxique car elle affaiblit la chaîne dans son ensemble : au global, nous n’avons pas plus de ressources mais elles coutent plus cher et traversent une période de sous-productivité en changeant de poste. Bref, c’est un jeu dangereux…
SDBR News : Comment pouvez-vous donc vous défendre sur le marché de l’emploi ?
Anne-Charlotte Fredenucci : Nous devons inventer de nouvelles stratégies pour recruter des ingénieurs, notamment en électronique. Ces stratégies réclament du temps long, mais avons-nous le choix ?
Parmi les solutions les plus rapides, on peut réclamer à l’Etat d’ouvrir davantage de postes sur la liste des compétences souffrant de pénurie, ce qui permet d’embaucher un étranger et de le faire venir en France avec un visa adapté, procédure qui gagnerait d’ailleurs à être simplifiée. On peut aussi envoyer des ambassadeurs dans les écoles d’ingénieurs pour convaincre les étudiants de rejoindre l’industrie plutôt que le conseil ou la banque d’affaires.
Enfin, les entreprises industrielles ont une responsabilité dans le fait d’attirer davantage de jeunes vers les filières techniques et scientifiques, notamment en visant les populations qui ne s’engagent pas dans cette voie par crainte de ne pas y réussir ou par méconnaissance des dispositifs : je pense aux jeunes filles, avec leur plafond de verre auto-imposé, et je pense aussi à tous les jeunes issus de milieux défavorisés. Le Syntec-Ingénierie lance d’ailleurs une initiative intéressante, avec les Mines de Saint-Etienne, pour proposer sur Parcours Sup une formation technique post bac, qui a la particularité de proposer, dès la première année, un contexte d’alternance, ce qui permet aux jeunes de choisir cette voie lorsqu’ils en ont les compétences, même sans avoir les moyens d’une école d’ingénieurs classique.
SDBR News : Vous avez une aventure industrielle en Inde. Quels enseignements en tirez-vous ?
Anne-Charlotte Fredenucci : Début 2019, nous avons créé Nucon Ametra Electronics Systems avec notre partenaire indien, Nucon Aerospace, à Hyderabad. Notre développement a été freiné par deux ans de pandémie, mais nous avons été heureux de constater que, comme prévu au business plan, nous avons atteint l’équilibre début 2022 !
Ouvrir une filiale en Inde a permis, comme lors de notre implantation en Tunisie, de créer encore davantage d’emplois en France. En effet, nos clients de la défense et de l’aéronautique privilégient, y compris pour les affaires ayant vocation à rester en France, les sociétés qui leur permettent de répondre à leurs obligations d’acheter sur le marché indien, obligations dites de « compensation » dans le cadre des grands marchés français en Inde, comme le Rafale. Ainsi, nous n’avons jamais aussi bien travaillé en France pour Thales, MBDA, Safran, etc. que depuis notre implantation à Hyderabad.
En termes pratiques, je proposerais toutefois à une société française souhaitant s’implanter en Inde de réaliser une formation, au profit des équipes françaises, sur la façon de faire des affaires dans le sous-continent… Il faut prendre quelques habitudes, comme savoir interpréter le « oui », qui n’est pas un accord ou encore moins un engagement, mais simplement une façon polie de dire qu’on a entendu une demande, par exemple… Chez Ametra, cela nous a beaucoup aidé à travailler vite et mieux en équipes culturelles duales.
SDBR News : Avez-vous d’autres projets d’implantation à l’Etranger ?
Anne-Charlotte Fredenucci : Pas pour l’instant ! Ametra a réalisé l’acquisition de la société Styrel fin 2021, une société de conception, software et assemblage de PC industriels, et de bancs de test. Nous avons terminé l’intégration de cette nouvelle filiale et notre stratégie d’expansion nous pousse à regarder d’autres acquisitions dans le secteur de l’ingénierie ; mais plutôt en France à ce stade.
SDBR News : A quels types de difficultés fait face un ETI qui s’insère dans la supply chain de grands donneurs d’ordre civil ou militaire en France ?
Anne-Charlotte Fredenucci : Les PME et ETI voient leur carnet de commande fluctuer de façon beaucoup plus forte que les grands clients industriels : lorsque ces derniers ont une charge en baisse, ils réinternalisent un maximum de tâches, diminuant ainsi parfois violemment les carnets de commande de leur supply chain. Ce phénomène n’est pas nouveau mais on a vu des clients, pendant la pandémie, allant jusqu’à renier des clauses entières de contrat, menaçant de petites entreprises de ne plus jamais leur confier la moindre charge si elles se plaignaient. Ceci n’est pas acceptable : les contrats s’appliquent aux grands comme aux moins grands, en temps de croissance comme de crise.
En revanche, la décroissance, les retournements ou les ramp-up font partie de l’histoire, amenée à se reproduire, pour toute entreprise de la supply chain.
SDBR News : Que voulez-vous dire ?
Anne-Charlotte Fredenucci : Le chef d’entreprise qui réalise un investissement important ne peut pas se mentir à lui-même : ces fluctuations font partie de la vie des PME / ETI. Il y a cinq ans, on entendait certains dire que jamais plus l’aéronautique ne connaitrait de baisse, on entend actuellement la même analyse, plus que douteuse, au sujet de la défense.
En réalité, il est vital de garder une agilité mais aussi une robustesse, une capacité à croitre et à décroitre : ceci est commun aux secteurs civil et militaire.
Il existe d’autres points communs entre les secteurs dans lesquels exerce le groupe Ametra, qu’ils soient ou non liés à la défense : ce sont des environnements à forte contrainte technique. Enfin, les sujets comme l’innovation, la compétitivité, la cybersécurité ou la politique RSE sont abordés désormais pour tous nos clients, civil ou militaire.
Le groupe AMETRA participera à la 54e édition du Salon du Bourget qui se tiendra du 19 au 25 juin 2023 au Parc des Expositions de Paris-Le Bourget en juin 2023 - Hall 2B, Allée E, emplacement 137
**FPGA : « Field Programmable Gate Arrays » ou réseaux de logiques programmables
Crédits photos: Ametra group