Interview d’Hervé Guillou - Ex-PDG de Naval Group et Président du Gican
/SDBR News : Voila 9 mois que vous avez quitté Naval Group après presque 6 ans passés à sa tête. Quel regard portez-vous sur ces six années ?
Hervé Guillou : Ces six années ont été pour moi une aventure formidable, même si tout n’a pas toujours été facile et, lorsque je regarde le résultat, je peux dire que Naval Group a beaucoup évolué dans cette période. Il fallait d’abord réussir la transformation industrielle du groupe et c’est ce que nous avons fait avec la création d’une direction des programmes, la création d’une direction industrielle et celle de la direction internationale. En outre, nous nous sommes concentrés sur l’excellence opérationnelle, c'est-à-dire la réduction du temps de cycle : nous avons fait passer la construction des frégates de 72 mois à 42 mois et la construction des corvettes de 60 à 35 mois, soit une réduction de plus de 40% du temps ; parallèlement, notre coût d’entretien flotte est aujourd’hui de 20 à 30% moins cher que celui de nos concurrents européens. Bien sûr la tache n’est pas finie et le travail doit se poursuivre, mais c’est une vraie fierté pour Naval Group d’être devenu un « benchmark » dans l’excellence industrielle.
SDBR News : Lorsque vous êtes arrivé chez Naval Group, la société était en crise financière. Et à votre départ ?
Hervé Guillou : Mon deuxième motif de satisfaction est la restauration de la santé financière de l’entreprise, qui était en effet très en danger en 2014. A mon départ, l’EBIT du groupe était à 7.6%, ce qui en fait le plus robuste d’Europe dans son créneau d’activité. Nous avons reconstitué une bonne partie des fonds propres et le carnet de commandes de 15 milliards d’euros, correctement margé, a largement progressé. Je pense aussi à l’Export où nous avons remporté des succès significatifs : 20 navires commandés en 2019 et surtout 7 nouveaux pays clients pendant ces six années. A mon arrivée nous avions essentiellement le Brésil, la Malaisie, l’Arabie Saoudite et l’Inde ; nous y avons ajouté l’Égypte, l’Argentine, Abu Dhabi, la Belgique, la Hollande, la Roumanie et bien sûr l’Australie qui est un de nos plus grands succès. Pendant ce temps-là nous n’avons pas oublié d’investir, en presque doublant nos dépenses de R&D et en investissant dans de nouveaux outils : digitalisation, nouveaux bureaux d’études à Cherbourg et à Angoulême-Ruelle, nouvelles installations industrielles à Indret, Toulon et Brest. Et puis, nous avons mis beaucoup d’efforts et de temps pour commencer à préparer un avenir européen avec Naviris, qui est une joint-venture avec l’italien Fincantieri, en mettant en commun nos forces pour développer une nouvelle capacité stratégique du naval de défense et répondre de manière innovante aux besoins des clients, particulièrement dans le domaine des navires de surface.
SDBR News : Concernant Naviris, les réalisations sont-elles en phase avec vos espoirs ?
Hervé Guillou : Le démarrage de Naviris a bien sûr été freiné par la crise sanitaire mais j’observe, au Conseil d’administration dont je suis membre, que la volonté des deux parties est plus que jamais présente. Qui se souvient qu’Airbus a plus de 50 ans et MBDA plus de 20 ans ? Les marchés de défense prennent du temps, rien de plus normal. Au départ nous avions été un peu plus ambitieux, avec des perspectives actionnariales. Mais elles ne sont plus à l’ordre du jour, l’objectif pour Naviris étant de se concentrer sur la concrétisation de commandes européennes et de l’accroissement de notre part de marchés mondiaux. Pour autant, nous avons fait un pas important qui se révèlera dès les premières concrétisations de contrat. Il y a aussi en interne beaucoup de travail à faire sur la compétitivité, sur la « road map » digitale (en collaboration avec Dassault Systèmes) qui est loin d’être achevée et à accélérer les cycles d’innovation en fonction de l’évolution de plus en plus rapide des technologies. Donc il reste largement de quoi faire pour mon successeur Pierre Eric Pommellet.
SDBR News : A propos du contrat des Barracudas australiens, pensez-vous que le tangage de début 2020 est maintenant résolu ?
Hervé Guillou : Ce n’est pas la première fois et ce ne sera certainement pas la dernière fois que ce type d’incident de parcours arrive sur un contrat long. Je m’étais exprimé publiquement sur le sujet en février dernier et je vous confirme que ce tangage de janvier 2020 était de la pure malveillance organisée via un media australien. Malveillance organisée par des gens qui avaient intérêt à essayer de mettre le programme en danger : concurrents budgétaires ou concurrents industriels… ? Il y a eu toute une polémique à propos d’un mois de délai sur un jalon d’études, alors que le programme doit durer 50 ans : c’était grotesque. Le programme est difficile, il ne faut pas le nier. Il y a un important « gap » culturel entre nos deux pays ; la façon de travailler du ministère de la défense australien est très différente de la façon de faire des administrations européennes et nous devons nous habituer les uns aux autres, la distance et la crise sanitaire créant aussi des difficultés conjoncturelles. Mais, à ce jour, la volonté politique de poursuivre est totalement présente et je suis confiant dans la suite de ce programme.
SDBR News : Quels vœux faites-vous pour votre successeur ?
Hervé Guillou : Pierre Eric Pommellet a toutes les qualités pour mener à bien ce long contrat australien. C’est un homme expérimenté dans le milieu de la défense. Je le connais depuis 30 ans et je soutiens son ambition. Naval Group a un carnet de commandes bien fourni qui, comme il le dit lui-même, lui donne une résilience exceptionnelle en cette période de Covid. Il s’agit donc de délivrer aux clients, comme cela vient d’être fait avec le Suffren et la dernière FREMM, la Lorraine mise à l’eau le 13/11/20, mais cela doit continuer aussi avec les autres programmes à l’Export. Dans le MCO, il va falloir aussi continuer à satisfaire les priorités opérationnelles de la Marine Nationale, comme cela a été fait durant toute la crise. Il faudra bien entendu poursuivre avec tous les personnels la transformation culturelle de Naval Group, pour en faire un vrai groupe industriel dont l’internationalisation demeure indispensable.
SDBR News : Le succès des chasseurs de mines belgo-néerlandais est-il porteur d’autres succès, tant en France qu’à l’international ?
Hervé Guillou : Le lot commun des industriels est souvent de réussir d’abord à l’extérieur avant d’être reconnus en France : c’est le cas d’iXblue ou d’ECA qui ont été des succès à l’international avant de devenir des aventures françaises. Je me suis beaucoup impliqué dans le dossier belgo-néerlandais pour réussir ce programme, car c’est le premier programme de transformation profonde de la doctrine de chasse aux mines : usage de drones, de surface et sous-marins, système complètement intégré permettant au navire d’opérer à distance. Ce programme constituera une référence à l’échelle mondiale, dans un marché de renouvellement avéré estimé à plus de dix milliards d’euros et je suis convaincu que c’est le début d’une longue série. La France n’a pas, à ma connaissance, renoncé à prendre une partie significative des réussites et des développements faits par Naval Group et ECA pour la Belgique et la Hollande.
SDBR News : Quelle est votre ambition pour le GICAN ?
Hervé Guillou : Aujourd’hui à la Présidence du GICAN, j’ai à cœur d’aider tous les industriels français du naval à déployer leurs efforts de compétitivité et d’excellence pour gagner des contrats en France et à l’Export, car ils sont la marque de l’excellence française dans le monde. L’ambition du GICAN est d’aider ses adhérents à se développer. Pour cela, dans le cadre de la filière des industriels de la mer, nous avons défini 4 grands axes d’action :
la formation et le développement de l’attractivité de notre filière, notamment vers les ouvriers et les techniciens, notamment sur les métiers en tension.
Poursuivre, en pleine symbiose avec « Business France », le développement international de la filière où il y a encore beaucoup de terrain à gagner, face aux nouveaux venus que sont les Turcs, les Singapouriens, les Japonais, les Coréens, les Ukrainiens, etc.
Participer au renouvellement de l’offre de la filière, avec un effort de R&D sans précédent et une accélération des innovations : nous avons créé le Conseil d’Orientation pour la Recherche et l’Innovation Mer (CORIMER), instance qui doit fédérer les efforts publics et les efforts privés sur les programmes prioritaires. Nous en sommes au deuxième appel à projet, qui s’est clôturé fin novembre et qui a permis de recueillir une cinquantaine de propositions.
La digitalisation des entreprises qui est facteur de productivité individuelle, mais aussi collective au travers de la supply chain : le but est de favoriser la coopération entre les grands groupes et les PME, de gagner du temps dans les cycles de conception, de construction et de certification (à l’image de la coopération du GICAN avec Bureau Veritas et Dassault Systems).
En plus de ces 4 axes, il y a deux sujets transverses : la cybersécurité dans le naval (création d’un CERT à Brest) et le sujet hydrogène dans le naval. Enfin, le GICAN doit être plus près des entreprises situées en Province, plus présent auprès des très petites entreprises, notamment celles qui ont le plus besoin d’innover, et des start-up.
SDBR News : Vous avez été précurseur pour sensibiliser les acteurs de la défense au problème de la souveraineté dans les produits de cybersécurité. Quel est votre regard sur la situation actuelle ?
Hervé Guillou : Les choses ont beaucoup évolué, mais nous n’avons pas atteint aujourd’hui les ambitions de souveraineté que nous devrions avoir. La revue stratégique de Défense, publiée à l’été 2017, le montre clairement comme d’ailleurs l’initiative dans le maritime. Il y a eu des progrès de faits : comme les efforts du ministère des Armées autour du Pole d’Excellence Cyber à Rennes, comme la signature entre le ministère, la DGA et les grands industriels d’une alliance pour la cybersécurité des systèmes, comme les travaux de l’ANSSI. Coté industriel, le projet que je portais, en 2012 avant d’intégrer Naval Group, a finalement été repris par Marwan Lahoud et ACE-Management (Tikehau Capital) en 2018 pour créer un fonds dédié à la consolidation du secteur de la cybersécurité et qui a déjà réuni 80 millions d’euros : grâce à la BPI, EDF, Naval Group, Sopra-Steria et la région Nouvelle Aquitaine, en espérant que d’autres les rejoindront. Ce fonds dédié vient de réaliser son premier investissement avec Tehtris, éditeur français de solutions de cybersécurité. C’est le début de la consolidation d’une offre industrielle souveraine et de taille significative, qui manque encore cruellement aujourd’hui en France et en Europe.
SDBR News : Comment voyez-vous 2021 pour l’industrie navale de défense ?
Hervé Guillou : Pour l’instant, je dois reconnaître qu’on ne voit pas tout. Ce qu’on voit : la France est solide, la LPM est solide et le soutien du gouvernement français à l’industrie de défense navale est solide. Par contre, ceux que l’on ne voit pas car à l’Export les déplacements sont impossibles, ce sont nos clients étrangers depuis 9 mois, donc je pense qu’une grosse partie de la crise est encore devant nous. Notre industrie se caractérise par le temps long et aujourd’hui nous livrons notre carnet de commande, mais l’année perdue dans la relation client et la prospection à l’international va se payer un jour. Nous avons donc beaucoup d’incertitudes devant nous sur les plans de charge : à horizon 6/12 mois pour les PME équipementières qui ont des cycles courts, à horizon 2/3 ans pour les intégrateurs qui ont des cycles plus longs. Si le marché international, (qui représente en général 50% de nos chiffres d’affaires) ne redémarre pas rapidement, une grande partie de la crise restera encore devant nous. Nous avons fait 50 propositions au gouvernement pour un plan de relance des industriels de la mer, au mois de mai dernier, en espérant que ces propositions se traduisent par des mesures concrètes : que ce soit dans la relance par des commandes, par l’investissement pour le renouvellement de l’offre (plus verte et plus innovante), vers la transformation sociale et l’attractivité de nos métiers. Et puis, nous avons demandé que les soutiens publics (commande publique, avantages fiscaux) aient comme contrepartie l’exécution en France d’une partie de la valeur ajoutée. Il m’a toujours paru curieux de soutenir avec de l’argent public de grands investisseurs ou opérateurs qui vont ensuite acheter leurs produits en Inde ou en Corée. La souveraineté passe aussi par une maitrise industrielle significative sur le territoire français…
https://www.naval-group.com https://www.gican.asso.fr
Crédits photos: Naval Group - ECA Group