HORIZON 2030 : Détecter, Démontrer, Décider
Le 30 novembre dernier était organisé au CNAM*, par le pôle sécurité & défense, une journée de conférence et d’échange sur le thème du « renseignement d’alerte ».
La problématique annoncée était : « Dans un monde surinformé mais désinformé, penser la sécurité c’est parer aux chocs stratégiques. D’où, pour voir devant nous sur la route, le besoin crucial d’un renseignement d’alerte : partant du réel observable, visant à réduire l’erreur décisionnelle et à repérer à temps les menaces (entités, flux, territoires, situations).
Face aux nouveaux dangers, ouvrir une réflexion collective et concrète sur la prévision, le décèlement précoce et la prévention… ».
Voici ce que nous avons retenu de cette journée:
Introduction d’Alain Bauer
Professeur titulaire de la Chaire de Criminologie du CNAM
Avec son éloquence habituelle, Alain Bauer a rappelé en ouverture de cette conférence que Xavier Raufer et lui avaient convaincu l’État, dans les années 2000, de créer un petit outil appelé « Irma » pour l’aider à anticiper les crises et les enjeux stratégiques pour les 10 années à venir.
« Cet outil a parfaitement fonctionné et a permis de comprendre ce qu’étaient les mécanismes de l’anticipation : ce qu’on pouvait voir quand on l’avait devant son nez même si on ne voulait pas le voir, ce qu’on ne voyait pas, qui nous échappait mais qui allait apparaitre, et parfois ce sur quoi on pouvait se tromper et ne jamais apparaitre ».
Cela lui permit de souligner que les responsables ont un art certain pour l’aveuglement et l’amnésie : l’aveuglement pour ne pas croire ce qui est devant leur nez, l’amnésie pour oublier rapidement comment ils se sont trompés la fois précédente…
« Souvent les défaillances ne sont pas dues à une absence de communication mais à un trop plein. De la collecte à la décision est un des problèmes de l’action, mais la défaillance majeure est souvent dans l’analyse : comprendre et connecter ».
Alain Bauer et Xavier Raufer ont nommé « fétichisme technologique » le fait de transférer à des machines et à des algorithmes seuls la capacité d’accélérer, de valider ou d’invalider une intuition ou une démonstration, à la place de l’humain. Souvent l’outil a défailli car il ne fonctionne que rétrospectivement. D’après Alain Bauer, «la police prédictive est une escroquerie qui a été vendue comme un outil prédictif alors qu’il n’est que compilatif. La compilation fournit des éléments statistiques, des probabilités, mais en aucun cas des sûretés. Aujourd’hui, ce qui est prévisible est désormais probable et nous devons regarder en face ce qui est... Les outils ne sont pas des idoles et doivent être connectés à des cerveaux, et surtout il faut une démarche citoyenne ».
Et de conclure son propos : « Nous apprenons la résilience et il va nous falloir redécouvrir la résistance… ».
Xavier Raufer
Criminologue, enseignant et écrivain
En 2008, le Livre Blanc de la Défense a mis sur la table la problématique de l’anticipation. Pour Xavier Raufer, les problèmes de l’anticipation viennent pour l’être humain de l’affrontement entre le temps et la temporalité. « L’espace est parfaitement connu et mesuré par la géographie, par la topographie et par la géopolitique, et a fait l’objet de milliers de livres. Rien de semblable n’existe pour le domaine du temps si ce ne sont les écrits d’Aristote et les révisions de Saint Augustin, Descartes, Bergson ou Martin Heidegger. Nous sommes dans l’ignorance du temps en pensant que nous savons »…
Face à ce constat, les Medias sont monochromes et en flux tendus, ce qui bloque encore plus la perception des phénomènes par le lecteur ou l’auditeur.
Vers 1912, l’artillerie de campagne pouvait tirer sans qu’on voie l’origine du tir et un homme - ingénieur russo-polonais des chemins de fer qui avait vu les pogroms en Pologne - avait prédit que la prochaine confrontation se passerait dans les tranchées, qu’elle commencerait après les récoltes (aout 1914) et que le tsar devrait fuir face à la poussée socialiste dans son pays. Malgré ses efforts de communication, rien n’y fit et la suite est connue : bel exemple d’inutilité d’une anticipation réelle et parfois juste ! Il faut donc beaucoup d’humilité dans l’analyse et l’anticipation, mais nous avons des moyens modernes pour continuer à essayer d’anticiper.
Deuxième obstacle : l’aveuglement.
Nous voyons apparaitre sous nos yeux un nouveau monde bipolarisé autour de la Russie, de l’Iran et de la Chine qui va amener des bouleversements significatifs dans tous les domaines : énergie, hydrocarbures, flux de biens et de population, terrorisme, etc. En juillet 2023, le think tank « Aspen Institute » organise une grande conférence stratégique et, de manière sidérante, rien n’y est abordé de ce qui précède ; rien non plus de ce qui pouvait prévenir de l’explosion entre Israël et Gaza ; rien non plus des routes de l’énergie, que nous voyons sur la carte des corridors de circulation du 21eme siècle.
Une enquête de la BBC a montré qu’avant le 07/10/23 des reportages montraient l’entrainement du Hamas à ciel ouvert qui pouvaient alerter sur ce qui s’est passé depuis le 07/10. C’est donc un phénomène d’aveuglement au plus haut niveau sidérant.
Aujourd’hui le Big Data est une escroquerie si on considère que la bande de Gaza fournit aux satellites et aux capteurs américains des milliers d’images quotidiennes : pour quel résultat ? Le 07 octobre a fourni la preuve flagrante de l’aveuglement.
L’anticipation
L’incertitude n’est pas modélisable !
Mettre en ordre des données passées pour prédire l’avenir est aussi inutile que de prévoir les numéros du Loto. Par contre, on peut fluidifier des analyses grâce aux nouvelles technologies.
Le domaine du « pré » est-il donc totalement inaccessible (prédire, prévoir etc.) ? Non !
La carte des grands corridors de l’Eurasie montre ce qui se prépare en dehors de l’Europe en termes de flux de marchandises. Mais, par voie de conséquences, la carte montre aussi ce qui va se passer en termes de routes de l’illicite. Après la guerre russo-ukrainienne, l’Europe sera inondée de jeunes hommes perdus disposant de quantités considérables d’armes de guerre. Quelle en sera la conséquence pour nos sociétés ?
Pour l’instant, par exemple, personne en Europe ne s’intéresse aux péripéties de la milice Wagner ; or en Afrique et au Moyen-Orient les vidéos de Wagner sont très regardées et avec enthousiasme.
Nous sommes revenus à une période de l’Histoire oubliée depuis des siècles…
Comment transformer les hypothèses de départ en outil d’aide à la décision ?
La cybernétique est présente partout depuis le début du 20ème siècle : science du contrôle et de la communication. Encore faut-il ne pas oublier la temporalité et le champ préalable d’inspection.
Il faut voir tôt et voir juste.
Eric Danon
Ancien ambassadeur de France en Israël
Rentré il y a 3 mois, après 4 années passées en Israël, l’ambassadeur Eric Danon a parlé du système de défense, de renseignement et d’anticipation d’Israël.
Rappelant qu’Israël est plus petit que la Bretagne, les chasseurs militaires mettent moins de 10 minutes pour traverser le pays. Sans profondeur stratégique, pas question donc de tergiverser en cas de menaces, que ce soit par des avions ou des missiles.
Exemples : à Tel-Aviv, lorsque les sirènes sonnent, la population a moins d’une minute et demi pour descendre dans un abri ; mais à Sdérot, dans le sud, la population n’a qu’entre 25 et 30 secondes ! Ce qui fait qu’en période de tensions les familles dorment dans l’abri ou dans la cave !
C’est une forme de conditionnement qui oblige le pays à être en permanence sur le qui vive.
Israël a mis en place des défenses : exemple, l’interdiction générale de survol sauf dérogation. Par contre, la mer est une fragilité pour Israël qui ne s’est jamais senti menacé par ce coté. La France a une coopération bilatérale avec Israël, pour l’aider à parfaire sa défense maritime mais aussi en termes de renseignement.
Israël a 75 kms de frontières avec le Liban, 75 kms avec la Jordanie et 50 kms avec Gaza. Tout un système sophistiqué de surveillance électronique a été mis en place le long de ces frontières.
La conséquence a été d’emmener les israéliens dans le fétichisme électronique, cité par Alain Bauer et Xavier Raufer : c’est à la fois une force et une faiblesse.
Que s’est-il passé le 07 octobre 2023 ?
Pour Eric Danon, militaires et civils sont étroitement mélangés dans l‘appareil de l’État israélien pour plusieurs raisons : service militaire obligatoire (3 ans pour les garçons, 2 ans pour les filles) ; un État faible, sauf dans le système de défense où l’État est hypertrophié ; le Renseignement sur deux jambes, Mossad pour l’extérieur et Shin Bet pour l’intérieur.
Deux systèmes de renseignement performants et la série Fauda ont donné aux Israéliens le sentiment de leur totale invulnérabilité. Tout cela donne un contexte.
Pourquoi le massacre du 07 octobre 2023 ?
Des erreurs politiques :
Le gouvernement clivant de Netanyahou a affaibli l’armée, des réservistes refusant leur période de mise à niveau et des fractures étant nées dans la population.
Le gouvernement a été trop confiant sur sa maitrise du Hamas : il pensait parler au Hamas alors qu’il ne parlait qu’à la branche politique du Hamas et pas à la branche armée. Erreur sur les interlocuteurs.
Les gouvernements israéliens, depuis quelques années, ont voulu montrer leur bonne volonté en délivrant 12.000 permis de travail à des Gazaouis qui entraient chaque jour en Israël. Cette gestion leur a donné confiance dans une accalmie durable.
Lentement le gouvernement a fini par penser qu’il maitrisait le Hamas.
Enfin l’erreur stratégique sur la Menace amène à dégarnir militairement la frontière Ouest au bénéfice de la frontière Est ; plus les permissions données à l’occasion des Fêtes juives.
Des erreurs du Renseignement :
Le système d’observation de la frontière avec Gaza, confié à des filles qui notent scrupuleusement ce qu’elles voient : depuis 8 jours, elles notent des regroupements, des observateurs à la jumelle, des déplacements, etc.
Ces rapports n’ont pas été pris en compte par les chefs directs, malgré l’insistance de certaines filles, et ils ne font pas remonter l’information.
Donc la question n’est pas seulement de détecter, mais d’arriver à faire monter l’information et à motiver les chefs pour que des décisions soient prises.
C’est une vraie leçon sur la détection et la capacité à réagir !
D’autres signaux arrivent d’Égypte, alertant de façon peu précise qu’il va se passer quelque chose.
Le 07 octobre, le Hamas brise la barrière de sécurité et ne trouve rien en face qui l’empêche d’aller loin à l’intérieur d’Israël.
3 heures pour réagir : 1h30 pour comprendre ce qu’il se passe, ½ h pour réunir les responsables et 1h pour envoyer sur place des éléments de réaction.
Bilan : 1200 israéliens massacrés sauvagement et 240 otages emmenés dans la bande Gaza!
Que faut-il faire pour empêcher un nouveau massacre à l’avenir ?
Et l’ambassadeur Eric Danon de poser la question “Comment éliminer la Menace pour qu’Israël retrouve un havre de sécurité pour les Juifs, ce qui a été le fondement de sa création en 1947 ? ”
Miner toute la frontière sur plusieurs kilomètres, façon Corée du Nord ?
Éradiquer le Hamas ? C’est la solution choisie par Israël, avec une phase politique précédée d’une phase militaire.
Il faut donc une phase de dissuasion pour ôter, au Hezbollah et aux autres groupes, l’envie de recommencer, à Gaza ou ailleurs (en Cisjordanie, par exemple).
C’est la dissuasion pour l’Avenir, Israël ne pouvant se permettre de subir une autre attaque du même genre.
Effet Dresde ou Hiroshima : faire passer définitivement l’envie aux ennemis d’Israël de l’attaquer.
Conclusions du colloque
Tout n’est pas possible mais on peut réduire l’incertitude.
Les événements sont toujours surprenants mais il faut savoir regarder et analyser : comprendre et connecter, comme a dit Alain Bauer.
Les Medias sont monochromes et en flux tendus, nous a dit Xavier Raufer. Or il faut de l’humilité dans l’analyse et dans l’anticipation, car l’aveuglement nous guette, comme l’attaque d’Israël par le Hamas nous l’a montré…
Il faut voir tôt et voir juste.
Le fétichisme électronique n’amène rien de bon, comme l’a rappelé l’ambassadeur Eric Danon.
Une fois encore, les signaux faibles ont été négligés par ceux ayant le pouvoir de décision. Négligence dans les 8 jours précédant l’attaque d’Israël par le Hamas, entrainant une incapacité à (ré-) agir à temps.
Il faut donc une phase de dissuasion forte pour sauvegarder l’avenir d’Israël.
Nota: pour l’intervention de Jean-Baptiste Fantun, fondateur de Nukkai, on peut se reporter à son interview récente: https://www.sdbrnews.com/sdbr-news-blog-fr/interview-exclusive-de-jean-baptiste-fantun-ceo-de-nukkai
* CNAM : Conservatoire National des Arts et Métiers