Interview du GBR Eric Freyssinet - Gendarmerie Nationale
/SDBR News : Quel est le rôle du directeur scientifique au sein de la Gendarmerie Nationale ?
Eric Freyssinet* : La mission qui m’est fixée par le directeur général de la Gendarmerie nationale est de l’accompagner sur la stratégie à mener sur l’ensemble des questions ayant une dimension scientifique, et elles sont nombreuses dans les préoccupations modernes de la gendarmerie. Le plus visible concerne l’innovation mais il y a des piliers importants de notre stratégie : bien sûr le Cyber, qui est ma discipline technique de prédilection, mais aussi la criminalistique, les sciences criminologiques, les sciences de la donnée, les sciences humaines autour du Droit, etc. Nous devons être en capacité d’accompagner tous ces pans de notre stratégie, en interne et en externe à l’aide de partenariats. En interne ensuite, notre gros enjeu touche au recrutement, préserver et développer le recrutement de profils variés répondant à nos attentes, entre autres en criminalistique (biologiste, chimiste, entomologiste, etc.). Donc nous devons être attractifs, pas uniquement pour des spécialistes mais aussi pour enrichir le vivier des sous-officiers et officiers, et des personnels civils. Les acteurs de cette mission sont évidemment les services du recrutement et le commandement des écoles de gendarmerie et mon rôle est de les accompagner.
SDBR News : Qu’attendez-vous de ce vivier ?
Eric Freyssinet : Nous avons besoin que les sous-officiers et officiers ne soient pas que des juristes ou des spécialistes de la sécurité intérieure, mais aussi des spécialistes dans des domaines que nous devons maîtriser, soit pour en faire leur métier quasiment à temps plein, soit pour être en capacité d’accompagner cette politique. Les chefs doivent aussi pouvoir maitriser ces technologies, soit eux-mêmes, soit entourés par les bons spécialistes. Exemple avec la sécurité routière : dans l’imagerie populaire, c’est le contact sur la route et les radars qui priment, alors que la sécurité routière demain ce seront aussi, et peut-être surtout, de l’échange avec les constructeurs automobiles et les gestionnaires d’infrastructures routières, et de l’analyse de données qui s’imposeront pour être plus efficace (par exemple, alerte sur incident ou accident potentiel). Nous avons commencé à travailler sur le transport intelligent (avec la création d’un observatoire dédié dès 2015), mais il nous faut des jeunes spécialistes de la donnée pour nous préparer au travail du gendarme de demain.
SDBR News : Est-ce la même problématique en criminalistique?
Eric Freyssinet : Oui bien sûr, avec aussi une problématique de masse : il n’y a pas que le laboratoire de Pontoise, il y a des équipes dans tous les départements. Le but n’est pas d’avoir partout des ingénieurs, mais des personnels capables de prendre en compte la dimension scientifique de leur métier et ouverts aux nouvelles technologies. Une des pistes de travail prioritaire concerne le domaine numérique. Depuis deux ans et demi, existent des compagnies d’élèves sous-officiers dédiés à la formation numérique des profils qui ont été identifiés lors de leur formation initiale.
SDBR News : Justement où en êtes-vous avec les gendarmes cyber ?
Eric Freyssinet : Il y a 1900 SIC (spécialisés en Systèmes d'Information et de Communication) et 8.000 gendarmes évoluant dans la sphère cyber. L’ambition de la Gendarmerie est d’avoir 10.000 cyber-gendarmes en 2024. Pour tenir cet objectif, sous l’impulsion globale du COMCYBERGEND, il faut que nos jeunes soient passés par des parcours attractifs, par une remise à jour éventuelle de leurs connaissances et qu’ils soient informés sur les métiers qu’ils pourront exercer dans la Gendarmerie. Issus de ces e-compagnies, ils peuvent aller au départ sur des postes classiques, puis certains d’entre eux s’orienteront rapidement vers les formations spécialisées qui leurs sont offertes. En matière de recrutement, nous recherchons des profils plus variés avec des concours spécialisés : par exemple, au niveau officier, a été mis en place un concours d’officier scientifique ouvert à des Bac+5 et à des ingénieurs, et il y a en outre un recrutement sur titre pour des fonctions particulières en fonction des besoins (par exemple : ST(SI)², COMCYBERGEND ou PJGN).
SDBR News : Est-ce qu’aujourd’hui les gendarmes cyber couvrent le territoire national?
Eric Freyssinet : La Gendarmerie nationale emploie 100.000 gendarmes de tous grades et 30.000 réservistes (avec une cible à 50.000 réservistes). Avec 8.000 gendarmes cyber, puis 10.000 fin 2024, nous couvrons l’Hexagone et l’Outre-mer. Nous avons trois niveaux d’action cyber :
les experts et les services centraux,
la dimension régionale avec les onze antennes du C3N,
le niveau départemental avec les spécialistes de la PTS** numérique (enquêteurs N’Tech), plus 2 spécialistes dans chaque communauté de brigades (2 ou 3 cantons) qui sont les CNTECH, correspondants numériques capables de prendre les plaintes, de conseiller leurs collègues, de faire des analyses de téléphones mobiles, etc.
SDBR News : Quels sont les domaines d’innovation de la Gendarmerie Nationale?
Eric Freyssinet : En fait il y a de l’innovation partout, d’autant que nous sommes dans la dynamique de l’innovation participative depuis longtemps. Notre service de la transformation anime et organise des Ateliers de l’innovation qui permettent de récompenser chaque année des innovateurs et font remonter les bons concepts : ils ont été mis en œuvre soit de façon expérimentale (un outil informatique, un matériel, etc.) ou parfois avec l’aide d’une petite entreprise. L’innovation touche autant des choses très simples que des projets de recherche très avancés et mettant en œuvre des partenariats économiques : par exemple un logiciel complexe, ou une fonctionnalité intégrable à des outils plus larges ou dans le fonctionnement des services. Enfin, certains projets sont ouverts sur l’extérieur et mettent en jeu des partenariats de recherche avec des acteurs académiques, ou avec des financements nationaux ou européens : ANR, Horizon Europe, FSI, etc. 180 gendarmes sont titulaires aujourd’hui d’un doctorat et certains d’entre eux continuent des activités de recherche. Depuis 2018, nous finançons chaque année les projets de thèse de plusieurs gendarmes. C’est aussi une façon de favoriser la formation individuelle au sein de la Gendarmerie.
SDBR News : Et concrètement quels sont les objectifs stratégiques d’innovation?
Eric Freyssinet : Poursuivant son effort de programmation d'anticipation technologique initié en 2016, la Gendarmerie nationale a fait évoluer son plan de recherche scientifique et d'innovation, et a dessiné une stratégie autour de 7 thématiques, sur une période de 5 années :
L’espace cyber et la menace cyber
Une stratégie d’ouverture de la donnée
Une Intelligence Artificielle de confiance
L’Humain au cœur de la transformation numérique
Les sciences du vivant au service de l’enquête : de la molécule à l’écosystème.
Alléger l’équipement, augmenter les capacités : protection balistique, renforcement de l’armement, observation diurne et nocturne, etc.
La biométrie pour une exploitation raisonnée
Le Conseil Scientifique de la Gendarmerie, créé en 2017, rassemble des personnalités issues du monde académique et de l’industrie. Nous leur présentons chaque année nos ambitions sur le plan scientifique, notamment sur l’innovation mais aussi sur les problématiques de recrutement.
SDBR News : Quel est votre vœu pour 2023 ?
Eric Freyssinet : Un sujet me paraissant important est le développement de la recherche et de la formation, à l’extérieur de la gendarmerie, dans tous les domaines que j’évoquais précédemment. On peut saluer par exemple que le champ des logiciels malveillants et de la sécurité des composants électroniques soit intégré au PEPR (programme et équipements prioritaires de recherche) Cybersécurité, géré par BPI France. Mais de façon plus générale, les disciplines criminalistiques ne font que très rarement l’objet de travaux académiques en France, contrairement à beaucoup de nos pays voisins. Et ces disciplines – on le voit pour le cyber dans le champ de l’investigation numérique – ont souvent un intérêt bien au-delà des métiers de la sécurité intérieure. Cela me semble non seulement important pour le soutien de la formation de nos personnels et du développement de nos outils de demain, mais par exemple aussi ceux des experts judiciaires...
*Le Général de brigade Eric Freyssinet est Directeur Scientifique auprès du Directeur général de la gendarmerie nationale
**PTS : Police Technique et Scientifique