Interview du Vice-Amiral d’Escadre Arnaud Coustillière

SDBR : 16 mois après votre entrée en fonction comme DGSI du MINARM, vous venez d’être désigné « DSI de l’Année 2018 dans la catégorie DSI Orchestrateur » par le magazine IT for Business ! Est-ce la reconnaissance de la révolution numérique du ministère des Armées ?

Arnaud_Coustillière

Arnaud Coustillière

Vice-Amiral d’Escadre

Arnaud Coustillière : La ministre des Armées m’avait donné un mandat clair, que j’ai débuté par la rédaction d’un document, « Ambition numérique du ministère » sorti en novembre 2017. Ce document s’est traduit dans un plan d’actions de la transformation numérique* du ministère des Armées, appelé « Defense Connect », miroir de celui de l’État, établi dans le cadre de la démarche « Action Publique 2022 » sous la marque « France Connect ». Ce plan d’action a été signé en avril 2018 devant la ministre par ses trois grands subordonnés : ils représentent l’engagement de l’ensemble des autorités du ministère pour la conduite et la réalisation de la transformation numérique du ministère. Cette démarche est liée à la modernisation du ministère ainsi qu’à la démarche d’innovation, notamment l’innovation numérique dans le cadre des opérations, du soutien général sous l’égide du SGA et de la DGA. Dans son organisation, la conduite du plan de transformation numérique est confiée au DGNUM en tant que chef d’orchestre : les trois grands subordonnés de la ministre conservent leurs missions, ma responsabilité étant d’orchestrer et de permettre la bonne réalisation de ce plan au profit de leurs métiers.

Quels sont les objectifs permettant de guider la transformation numérique des métiers ?

La transformation numérique du ministère est guidée par trois grands objectifs : garantir la supériorité opérationnelle et la maîtrise de l’information sur les théâtres d’opérations, renforcer l’efficience des soutiens et faciliter le quotidien du personnel, améliorer la relation au citoyen et aux agents et l’attractivité du ministère. Ces objectifs stratégiques ont été déclinés en huit objectifs métiers évolutifs pour guider la transformation numérique : numériser le champ de bataille (renforcement de la connectivité), renforcer et industrialiser les capacités de cyberdéfense pour l’ensemble du ministère, fiabiliser les décisions et en raccourcir les délais (via des solutions numériques), exploiter le levier numérique pour moderniser la préparation des forces et la formation du personnel, ouvrir et valoriser les données au profit des opérations et du soutien, simplifier l’échange d’information et favoriser la mise en réseau des personnels, proposer des services accessibles en mobilité, numériser les démarches et services ainsi que les processus métiers.

Les métiers ont-ils les capacités à se transformer en profondeur seuls ?

Les huit objectifs métiers ont pour but de faire converger les initiatives locales vers une même cible. Pour aider les métiers à mener à bien leur transformation numérique, nous avons défini six axes socles qui relèvent de la DGNUM et de la DGA et qui doivent être renforcés : déployer les nouvelles technologies (Cloud, DevOps, IA confiée à la DGA qui pilote des partenaires de confiance, etc.) ; organiser l’innovation numérique (en mettant à disposition de l’Agence d’Innovation de Défense des outils et des processus d’innovation numérique tels que les Pitchs, les PoC, la conduite de projet en mode agile, etc.) et mettre à disposition des commandos numériques pour aider (sur le design entre autres) à partir de la « Fabrique Numérique Défense Connect » ; maitriser l’ouverture des données pour mieux les valoriser (exemple, le projet POCEAD pour structurer la mise en place des premiers Data Lakes et anticiper sur ce qu’ARTEMIS devrait apporter en matière d’IA) ; rénover le système d’information avec la refonte du socle IT du ministère avec la création d’un nouveau service mixte DIRISI/DGA dès janvier 2019 ; développer l’acculturation et les compétences numériques (l’organisation du ministère doit être « donnée centrée » ce qui équivaut à une révolution culturelle pour les hiérarchies) ; assurer une veille technologique et numérique.

Vous insistez sur la notion d’agilité pour les projets nouveaux du ministère. Au delà du numérique, faites-vous allusion à une révolution culturelle nécessaire ?

La conduite d’un grand projet de système d’information est souvent longue et complexe, et l’approche consistant à créer un grand soir pour basculer d’un système à un autre s’est parfois révélée délicate, voire illusoire et marquée par de nombreuses difficultés et surcoûts. La progression sous mode agile, consistant à valider par étape l’opérationnalité d’un projet, est donc favorisée. Pour autant, nous avons des exemples, dans d’autres ministères, de projets conduits au niveau technique en mode agile de façon remarquable et qui se sont révélés catastrophiques car le pilotage, au niveau supérieur, n’était pas en mode agile. Donc l’agilité n’est pas une baguette magique, c’est une nouvelle façon d’aborder l’informatique moderne, qui demande d’accepter la prise de risque, qui demande au fonctionnel et à l’informaticien d’être proches et en équipe intégrée. Les systèmes d’information qui marcheront seront développés sur un périmètre fonctionnel bien défini et maitrisable par l’autorité en charge du système d’information, puis élargis ; cela relève quasiment plus de l’accompagnement d’une transformation que d’une notion de construction d’un objet défini à l’avance. Il ne faut pas pour autant rejeter le mode classique mais avoir à sa disposition le processus le plus adapté au type de système

Fin 2017, vous citiez la DIRISI comme un élément essentiel de l’ambition numérique du ministère. Le fonctionnement de la DIRISI est-il à la hauteur de cette ambition ?

La DIRISI est un service indispensable et central dans notre dispositif. Elle mène un travail remarquable qu’il faut souligner et saluer. Elle conduit actuellement une très profonde mutation, c’est le propre des acteurs du numérique de devoir évoluer en permanence, et se trouve confrontée à une problématique de ressources humaines, qu’elles soient militaires ou civiles. Dans le cadre du chantier numérique du ministère, dont je suis responsable, nous nous sommes attaqués à la fois à la gouvernance et au mode de management du socle technologique : hébergement, réseaux, infrastructure, configuration du poste de travail, services communs. Nous avons constaté que, sur certains projets, le rythme des programmes pilotés par la DGA n’était pas synchronisé de manière optimale avec le rythme des produits de la DIRISI devant répondre sous très courts délais aux besoins opérationnels. Nous avons donc restructuré ce mode de fonctionnement sous l’appellation « Unité de management du socle numérique » (UM SNum), qui a démarré courant janvier mais dont les prémices sont la mission Intradef active depuis octobre 2017 : c’est un service mixte, bien identifié, constitué de personnel de la DIRISI et de la DGA, et hébergé par la DGA. Sa mission, dite de bout-en-bout, va de la conception au déploiement. Elle vise à reprendre en main la maitrise d’œuvre de niveau 1 de notre socle technologique et faire évoluer nos réseaux, notamment avec une réflexion sur ce qui pourrait être hébergé dans un Cloud dédié et ce qui doit rester dans un Cloud interne.

Et plus précisément ?

Le DGNUM est responsable de la programmation financière des travaux relatifs au Socle numérique et une première transformation de la DIRISI est conduite par son directeur sur la période 2018/2020, prenant en compte d’une part l’intégration de l’UM SNum et d’autre part un plus grand recours au personnel civil, entre autre pour des postes de responsabilité au sein de la DIRISI qui recrute aujourd’hui environ 200 personnels civils par an. Parallèlement, la DIRISI se réorganise en projetant du personnel en Province : Rennes, Lyon, Bordeaux…. Enfin, le plan de transformation de la DIRISI concerne la réorganisation de ses processus et de son organisation, tout en continuant à délivrer les services indispensables au quotidien du ministère et des opérations. C’est un véritable défi qu’elle relève tout en étant particulièrement sollicitée vis-à-vis de l’engagement de nos forces tout autour du monde, elle doit être fortement appuyée et soutenue dans cette démarche. Un second plan de transformation est en chantier, lié en particulier à la migration vers le Cloud, auquel nous réfléchissons pour l’horizon 2023/2025 : une montée vers le Cloud aura un impact sur les compétences en faisant évoluer les métiers, notamment ceux liés à l’hébergement des données.

Le MINARM souffre t-il aussi de la pénurie générale de ressources humaines qualifiées pour son ambition numérique ?

Oui, nous constatons une pénurie flagrante des compétences numériques en France. Il y a peu, nous pensions que la pénurie touchait uniquement le niveau ingénieur, aujourd’hui nous constatons qu’il y aussi pénurie pour le niveau technicien supérieur. Cette pénurie devient de plus en plus forte dans les métiers liés à la cybersécurité et aux datas. Il faut mener un combat national pour faire entrer d’avantage d’élèves dans ces filières, notamment des jeunes filles qui représentent actuellement à peine 15% du total. Mais il faut aussi éviter que les talents français partent à l’étranger, recrutés par la Californie, Amazon ou Ali Baba… C’est un problème qui touche toute l’économie. Concernant le ministère, nous avons une triple peine : les recrues ne viennent pas prioritairement dans les Armées pour y être informaticien, donc nous les formons mais, au bout de 5 ans, la concurrence du marché étant ce qu’elle est, nous perdons une partie de ces compétences ; nous avons vécu une période de déflation des effectifs qui a touché les services informatiques pendant quelques années ; enfin, nous arrivons à la période des 20 ans de la professionnalisation des armées, avec des bataillons de départ, donc de nombreux postes à pourvoir. Cela n’empêche pas des plans de recrutement numérique très ambitieux, relevés par l’ensemble des DRH qui se sont mobilisés et ont tout à fait conscience des enjeux, mais la solution n’est pas simple. Parallèlement, nous recrutons des personnels civils en plus grand nombre et sous tous les statuts, et nous avons et continuons à adapter nos grilles de salaires pour rester dans la norme du secteur pour les contractuels. Nous sommes surtout extrêmement attractifs en termes de métiers, car servir l’Etat et les armées a du sens dans le contexte actuel, et nous offrons des sujets techniques particulièrement complexes et valorisants. Beaucoup de candidats sont donc intéressés, car les sujets traités sont passionnants : nous sommes au prix du marché pour les jeunes diplômés et, sur des cas particuliers de personnels expérimentés, nous sommes capables de recruter au prix de leur salaire civil. En parallèle, nous accélérons très fortement nos procédures avec des capacités directes de discussions en ligne via Internet, un système justement développé en mode DevOps, via Start Up d’Etat au profit de la DRHMD, et où la DIRISI est l’un des premiers employeurs bénéficiaires. Nous menons un gros travail pour nous adapter aux réalités du marché, avec de nouvelles pistes pour toucher d’autres viviers de recrutement : l’apprentissage (la DIRISI a plus 150 apprentis), l’accompagnement de parcours scolaires, le reclassement et la reconversion de personnels ayant fait 20 ans de carrière militaire, etc. De tous les volets du chantier numérique, le chantier ressources humaines est certainement le plus dimensionnant et le plus compliqué, et dans lequel il va falloir que nous innovions. Nous nous y attelons fortement avec l’ensemble de nos partenaires et je dois mettre sur la table, en lien avec la DRH/MD, un ensemble de propositions novatrices au printemps, car nous avons aujourd’hui utilisés la majorité des outils et souplesses à notre disposition.   

* https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/le-ministere-des-armees-presente-son-plan-transformation-numerique