Les cartes géographiques au service de l’impérialisme chinois
/La Géographie et l’Histoire
D’après le dictionnaire Petit Robert, « la Géographie est la science qui a pour objet la description de l'aspect actuel du globe terrestre, au point de vue naturel et humain » et « l’Histoire est la connaissance et le récit des événements du passé et des faits relatifs à l'évolution de l'humanité qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire ».
Ce qui nous intéresse aujourd’hui c’est plutôt la Géopolitique, même si elle s’appuie sur la Géographie (car elle parle de territoires) et sur l’Histoire (quand elle fait référence au Passé). D’après le Larousse, la Géopolitique est en effet « la science qui étudie les rapports entre la géographie des États et leur politique ».
Alors que certains dirigeants européens cherchent à nous focaliser uniquement sur le conflit de frontières entre la Russie et l’Ukraine, intéressons-nous à l’évolution des cartes géographiques en France et en Europe.
Sans remonter au 15ème siècle et à la France de Philippe Le Bon, période pendant laquelle avaient été annexés les comtés de Flandres, du Hainaut, de Hollande, du Brabant et le duché du Luxembourg - ce qui se nomme aujourd’hui la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg – sans même remonter à la France de 1811, période pendant laquelle il fallait rajouter à la carte de France la région de Genève et du Lac Léman, le Piémont italien, la Ligurie et la province de Gênes, Parme et la Toscane, la géopolitique nous impose de regarder tranquillement comment ont évolué les cartes politiques depuis deux siècles en France et en Europe.
En seulement 100 ans, les cartes de l’Europe ont été tellement modifiées…
Faisons un saut d’un siècle pour arriver en 1920, au sortir de la Guerre 1914/1918 avec les Allemands, et constatons que les cartes évoluent encore, avec l’annexion de la Sarre par la France et l’occupation du bassin rhénan – du nord de Karlsruhe à Bonn – par des troupes françaises. Parallèlement les troupes britanniques et polonaises occupent d’autres zones en Allemagne.
Fruit du traité de Versailles imposé en 1919 à l’Allemagne vaincue, nous savons ce qu’il advint à partir de 1933 : des révoltes contre l’occupation alliée, puis l’arrivée du nazisme, etc.
Encore un saut et regardons ce qui s’est passé en Yougoslavie dans les années 1990s. Née sur les ruines de l’Empire Austro-hongrois au sortir du Traité de Versailles en 1919, la Yougoslavie regroupait jusqu’en 1992 les régions connues aujourd’hui sous le nom de Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Serbie, Macédoine du Nord et Kosovo. Après une succession de révoltes, des régions sécessionnistes (Slovénie, Bosnie-Herzégovine et Croatie) par rapport au pouvoir central de Belgrade, après la guerre entre Belgrade et la Croatie, après la guerre au Kosovo, l’ingérence de l’OTAN et de ses affidés allemands, la Yougoslavie ne sera plus et les cartes de la région complètement revues.
En même temps le bloc soviétique s’effondre, le mur de Berlin est ouvert et les cartes de l’Europe sont revisitées. Nous en payons aujourd’hui les conséquences…
Et pendant ce temps-là la Chine étendait sa toile…
Les cartes, traditionnellement considérées comme neutres et seulement comme des aides à la navigation ou à la circulation des Hommes, peuvent devenir de puissants outils pour façonner les récits politiques.
La Chine a attiré l’attention des spécialistes en faisant une utilisation stratégique des cartes, qui semble s'écarter des normes établies, et soulève des inquiétudes quant à la militarisation géopolitique de la cartographie.
Un récent rapport très complet (30 pages), du site d'investigation journalistique « IJ-Reportika* », s’est penché sur l'histoire et le contexte des cartes chinoises, sur les distorsions récentes constatées et sur les implications profondes que cela entraîne plus largement dans le paysage géopolitique.
De la dynastie Shang/Yin (1600 - 1045 av. J-C) jusqu’à la dynastie Qing (221 – 207 av. J-C), chaque époque a contribué à la mosaïque géopolitique de cette région. Notamment, les cartes des dynasties Ming et Qing excluent les régions revendiquées plus tard par la Chine moderne, les Qing surplombant les territoires délimités par la controversée « ligne des neuf tirets » en mer de Chine méridionale (voir carte).
Le contexte des cartes déformées par la Chine
En 2023, la Chine a publié une carte mise à jour, stratégiquement programmée lors de la «Semaine nationale de publicité pour la sensibilisation à la cartographie».
Cette carte, hébergée sur le site du « ministère des richesses naturelles », étend les revendications territoriales le long de la frontière occidentale de la Chine avec l'Inde, la mer de Chine méridionale et Taïwan. L'inclusion d'une « ligne à neuf tirets », autour du Sud de la mer de Chine et de Taïwan, complique encore davantage les différends maritimes, faisant référence à des manœuvres plus larges, notamment dans le contexte de la rivalité de la Chine avec les États-Unis.
Les Philippines, la Malaisie, Taïwan, l'Inde et le Vietnam ont rejeté cette carte comme étant sans fondement.
En réponse au rejet par de nombreux pays, la Chine a affirmé que ses cartes devaient être considérées « avec une perspective rationnelle et objective », alors qu'elle ne cherchait en fait qu’à justifier une nouvelle ligne de démarcation.
Cette manipulation des cartes en Mer de Chine fait non seulement peser un danger pour garantir une navigation internationale libre et sécurisée dans la région mais, en outre, c’est la confirmation des visées hégémoniques du régime chinois.
Étude de cas spécifiques aux voisins de la Chine
Le lecteur pourra se reporter au rapport complet pour plus de détails sur le Bhutan.
Népal
Dans le passé, il y a eu des allégations d'empiétement chinois dans le district d’Humla, au Népal, marquant les toutes premières incursions chinoises sur le territoire népalais. En outre, dans les années 2000s, les médias d'État chinois ont affirmé que le mont Everest se trouvait sur le territoire chinois, dans la région autonome du Tibet. Ces incidents avaient soulevé des inquiétudes quant à la sécurité et aux motivations géopolitiques chinoises, mettant en lumière la potentielle militarisation des cartes du monde.
Inde
Le conflit frontalier persistant entre l’Inde et la Chine est un problème profondément enraciné, toujours d’actualité, et une question aux multiples facettes dont les origines historiques remontent au XIXe siècle.
Cette confrontation a évolué au fil du temps, façonnée par une interaction complexe d'événements historiques, d’accords diplomatiques et de changements géopolitiques. Pour démêler les couches de ce sujet complexe, voici un résumé de ses points clés :
La région d'Aksai Chin : la « ligne Johnson », proposée par les Britanniques en 1865, plaçait l’Aksai Chin en Inde. Les tensions se sont intensifiées dans les années 1950s lorsque la Chine a construit une route traversant l'Aksai Chin, déclenchant la guerre sino-indienne de 1962, avec des affrontements en Aksai Chin en Arunachal Pradesh. La Chine a alors occupé Aksai Chin, ignorant la ligne historique Johnson, alors que l’Inde continuait de la revendiquer.
Arunachal Pradesh, revendiquée aussi par l'Inde mais contestée par la Chine, est source d'incursions et de tensions ponctuelles. La « ligne McMahon », tracée par les Britanniques en 1914, plaçait l'Arunachal Pradesh en Inde, mais l’accord n'avait pas été signé par la Chine.
À la frontière du secteur oriental, la Chine revendique l'ensemble de l'Arunachal Pradesh, le considérant comme une partie de sa région autonome du Tibet, et des incursions et des tensions occasionnelles sont signalées le long de la frontière.
La frontière Inde-Chine, y compris dans des zones du Ladakh et du Sikkim, a été témoin de conflits militaires occasionnels. Les tentatives de négociation n'ont pas abouti à une solution définitive et les tensions persistent, comme l’a démontré l’incident de Doklam en 2017.
Les complexités historiques et le mépris de la Chine pour les accords conclus lors de la période britannique de l’Inde ajoutent une couche supplémentaire de tension à cette question complexe.
Japon
Les différends territoriaux entre le Japon et la Chine concernent les îles de la mer de Chine orientale, connues sous le nom « d’îles Diaoyu » en République populaire de Chine (RPC). La Chine affirme sa revendication sur ces îles, affirmant que les îles Diaoyu font partie intégrante du territoire chinois depuis l’Antiquité, sur la base de documents historiques des dynasties Ming et Qing.
Contrairement aux affirmations de la Chine, le Japon affirme sa souveraineté sur les îles, appelées « îles Senkaku », créant un défi au récit chinois. Le Japon rejette l'affirmation de « terra nullius **» par la Chine et soutient que les îles ont été légalement incorporées au territoire japonais, après la première guerre sino-japonaise en 1895. Le Japon réfute les arguments de la Chine concernant la période de 1945 à 1972, affirmant valide son administration des îles sous contrôle américain.
Taiwan, officiellement la République de Chine (ROC), revendique également sa souveraineté sur le territoire contesté des îles, l’appelant les « îles Tiaoyutai ».
Le ROC affirme des liens historiques avec ces îles, antérieures à la première guerre sino-japonaise, et insiste sur leur inclusion dans leurs cartes officielles. À l’instar de la RPC, Taiwan rejette aussi, mais pour d’autres raisons, les affirmations du Japon et soutient que ces îles ont été illégalement saisies.
Conclusion
Les « experts » de salon, qui nous parlent aujourd’hui de conflits en Europe, devraient réviser leur Histoire et leur Géographie au regard de ce que nous pouvons observer dans certaines zones du monde, les récits simplistes ne pouvant pas résumer certaines complexités en jeu.
Dans l'arène tumultueuse des conflits géopolitiques, la distorsion et la militarisation délibérée des cartes par la Chine, pour affirmer des revendications territoriales, constituent un témoignage frappant de son révisionnisme historique au service de son impérialisme.
L'utilisation stratégique de cartes déformées, couplée à la militarisation géopolitique orchestrée par la Chine, exige une réponse, nuancée mais éclairée, de la communauté internationale.
* Pour accéder au rapport complet : https://ij-reportika.com
* Terra nullius : locution latine signifiant «territoire de personne» ou «terre inhabitée».
Crédits photos : IJ-Reportika,GIS