VERS DES OPERATIONS DUALES ET MULTI-DOMAINES
De quoi demain sera-t-il fait ?
Par Philippe LOVICONI* - Conseiller opérationnel CS GROUP
« Nous sommes en guerre ! » : ce sont les mots du président de la République, évoquant la crise COVID, le 16 mars 2020.
Dans le monde qui vient et qui est déjà partiellement le nôtre, les risques sanitaires, sociétaux, environnementaux et climatiques, viennent grossir la cohorte des périls anciens. Ceux-ci, générés par la tectonique des empires et des nations, ont dévasté le XXème siècle. Aujourd’hui, tels des volcans mal endormis, ils se réveillent au moment même où la nature, les identités culturelles, cultuelles et d’autres choses que l’on croyait dominer, semblent se rebiffer.
Dès lors, si nos anciens ont certainement vécu des époques plus difficiles, des signes concrets nous font craindre des situations critiques et inédites pour nos descendants. Changement climatique, pression migratoire, déclin des sociétés partageant notre mode de vie, guerres larvées ou conflits ouverts, crises sociales et violences urbaines, cyberattaques, pandémies, terrorisme voire menace nucléaire…il suffit de puiser dans les flux d’actualité pour échafauder toutes sortes de scénarios propres à alimenter nos peurs.
Face à ces risques qui se combinent, nous avons consciemment ou non, élargi la notion traditionnelle de guerre. Il s’agit désormais de faire face à des « ennemis » multiples, vastes comme des ouragans ou microscopiques tels les virus, frappant dans l’espace, au cœur de nos métropoles ou de nos réseaux, sans distinction entre civils et militaires. La guerre est devenue un concept dual[1] et multi-domaines.
Extension de principes militaires au secteur civil
La notion OTAN de multi-domain (en anglais dans le texte) vient théoriser l’un des changements les plus sensibles de ces dernières années en matière militaire, à savoir la multiplication des domaines[2] de lutte. Ainsi aujourd’hui, cinq domaines sont reconnus : l’aérien, le cyber, le terrestre, le maritime et le spatial. A multi-domain, les militaires français préfèrent la dénomination « multi-milieux, multi-champs » ou M2MC.
La cause de ce phénomène est à chercher dans notre évolution technologique qui, donnant naissance à de nouveaux domaines d’activité (spatial et cyber), génère de facto de nouveaux Warfighting Domains. Or, le passage de trois domaines (terrestre, maritime et aérien) à cinq, génère un effet de seuil. Comparaison n’est pas raison, mais imaginez un quatuor de musiciens. Étant peu nombreux, ils sont en mesure de créer une harmonie, simplement en s’écoutant et s’observant les uns les autres. Imaginez maintenant un orchestre philharmonique. Sans chef d’orchestre, la symphonie devient rapidement une cacophonie. C’est le défi auquel font face aujourd’hui nos armées : orchestrer efficacement la lutte, simultanément dans cinq domaines au lieu de trois, en clair, mener ce qu’on appelle des opérations multi-domaines.
Reste que tous ces milieux (aérien, cyber, terrestre, maritime, spatial) sont tout aussi critiques pour les activités civiles que pour les activités militaires. A cela s’ajoute le fait que nombre de secteurs d’activité critiques pour les civils (énergie, transport, communications…) le sont également pour les armées. Enfin, tous ces domaines ou secteurs d’activité sont susceptibles d’être affectés, tant par des phénomènes d’origine anthropique que par des catastrophes naturelles.
Pour autant, est-ce là une nouveauté ? Assurément non.
Comme déjà évoqué, la nouveauté tient à la probabilité désormais grandissante, de voir ces domaines de lutte, ces secteurs d’activité et ces risques, interférer dans une trame temporelle relativement courte. Tout se passe comme si les multiples menaces, auxquelles nous avons dû faire face durant les 11.000 ans de l’holocène, se liguaient contre l’humanité de manière générale et contre nos sociétés occidentales en particulier.
C’est sur ce constat que repose l’idée d’étendre au civil, le principe militaire de Multi-Domain Operation. Dual et multi-domaines, le combat qui s’annonce reprend donc les principes d’un affrontement militaire. Cependant, il en dépasse largement le cadre.
Des systèmes militaires aux systèmes duaux
Lors d’un combat à mains nues, vous disposez de vos cinq sens et de vos membres. Votre cortex cérébral, par le biais de votre système nerveux, en assure « le commandement et le contrôle » général, sur la base de ce qu’il perçoit et analyse, délégant certaines tâches réflexes à des zones subordonnées du cerveau.
Si vous êtes à la tête d’une force armée, le principe reste le même. Les avions, les satellites d’observation, les navires et les chars n’ont qu’un but : augmenter vos capacités sensorielles et motrices. Reste que pour les commander et les contrôler, il vous faut également augmenter votre cerveau et votre système nerveux, en clair vos capacités cognitives et votre capacité à communiquer au sein de votre force armée. C’est le rôle de la chaine de commandement et de contrôle dite « C2 », faite de systèmes C2 mis en œuvre par des militaires spécialisés.
Or, en la matière, on peut présumer la convergence de plusieurs (r)évolutions dans les cinq à dix années qui viennent.
Il s’agit d’abord de l’aboutissement de la Revolution in Military Affairs (RMA), entamée aux États-Unis dans les années 90 et dont découle finalement la numérisation du champ de bataille.
Ceci est indissociable de deux révolutions industrielles successives, l’une fondée sur l’électronique et les technologies de l’information, et la dernière en date dite « numérique », conséquence directe de la précédente.
C’est d’ailleurs le même phénomène qui, dans le secteur civil, a suscité l’émergence de la téléphonie mobile, des objets connectés, des mini et micro-drones ou de la Smart City. Un Smart Territory ou territoire « intelligent » n’est, à l’instar d’un champ de bataille, rien d’autre qu’un territoire numérisé couvert par une structure « de commandement et de contrôle » civile !
Hasard ou non, cette heureuse convergence entre secteur civil et secteur militaire résonne comme une réponse à la menace holistique et existentielle que nous avons déjà évoquée. En effet, si vous devez gérer des risques duaux et/ou multi-domaines, la chaine de Command & Control qui vous « augmente » doit également être duale et multi-domaines. Les territoires intelligents et les champs de bataille numérisés doivent fusionner. C’est la condition “sine qua non” de notre résilience.
Regard vers le futur
Imaginons dès lors le possible point d’aboutissement de tous ces bouleversements: un système d’opération d’un nouveau genre, à usage civilo-militaire. Durci aux attaques cyber, il est fédéré non par un mais par une constellation de systèmes de commandement et de contrôle inter-opérant au travers d’un Cloud. Certains de ces systèmes sont spécifiques, car adaptés à un domaine particulier (opérations aériennes ou maritimes, lutte contre les incendies, gestion des flux de trafic, cybersécurité, lutte anti-drones…).
D’autres, de niveau supérieur, orchestrent des actions couvrant plusieurs domaines afin d’obtenir un résultat par effets synchronisés. Ils sont dits « multi-domaines » et l’intelligence artificielle qu’ils intègrent les rend plus efficaces et plus résilients.
Le Cloud, hébergeant des informations aux niveaux de classification multiples, donne accès à des capteurs et effecteurs[3] partagés, opérant dans différents secteurs d’activité civils ou militaires. Si l’observateur ou l’acteur humain n’a pas disparu, nombre de ces capteurs et effecteurs sont des robots.
Techniquement, la chose est à portée de main, moyennant certains développements. CS GROUP et au-delà SOPRA STERIA, dont elle est la filiale, se sont résolument engagées sur cette voie qui est à la croisée de leurs domaines d’expertise. Reste à convaincre du bien-fondé de la démarche.
Clémenceau disait que “la guerre était une chose trop grave pour la confier à des militaires”. Certains seraient tentés d’ajouter, que “la paix est désormais trop fragile pour être confiée aux seuls civils”. On pressent en effet l’imminence d’un temps où, comme jadis dans les citadelles assiégées, tous les citoyens, civils ou militaires, devront concourir à repousser l’assaut de l'adversaire, voire les colères de la nature redevenue rebelle. Si cette vision est partagée, la pertinence de toute approche industrielle qui s’y inscrit sera de facto démontrée. PL
https://www.csgroup.eu
Conseiller opérationnel CS GROUP, Philippe Loviconi y est porteur de l’offre protection multi-domaines. Ancien officier de l’armée de l’air – Promotion 1989 de l’Ecole de l’air - Spécialité : contrôleur d’opérations aériennes - il a été commandant d’escadrille et chef de mission sur E-3F (AWACS), a commandé le centre de détection et de contrôle de Nice Mont Agel, et a œuvré comme adjoint au chef des opérations au sein du centre national des opérations aériennes. En poste dans l’OTAN de 2017 à 2020, il a été chef des éléments français au sein du Deployable Air Command and Control Center de Poggio Renatico et a organisé plusieurs déploiements de cette unité mobile de Command & Control. Il a rejoint CS Group en septembre 2020.
[1] Civil et militaire
[2] A noter qu’au sein des forces françaises, plutôt que le terme « domaine », on utilisera plus facilement les notions de champ (ex : spectre électromagnétique, champ informationnel ou cognitif…) ou de milieu (terrestre, maritime, spatial…)
[3] Se dit de tout ce qui peut avoir un effet sur la situation en cours afin de la corriger. Un effecteur peut être un système, un ensemble de système, un humain ou un groupe d’humains.