Ça sent le gaz ! Trump et la fin de la guerre en Ukraine...
/Depuis quelques semaines et encore plus depuis l’élection de Donald Trump, la presse bruisse des rumeurs de négociations de paix, d’armistice ou plus simplement de cessez-le-feu dans le conflit russo-ukrainien. Différentes thèses s’affrontent sur les caractéristiques d’un possible accord. La plupart d’entre-elles mettent en avant un règlement territorial intérimaire, non reconnu par la communauté internationale mais reflétant la réalité du terrain, avec un gel le long de la ligne de front. Une sorte de solution « à la coréenne » est même envisagée avec la présence - très hypothétique - de troupes britanniques et européennes de maintien de la paix sur le territoire ukrainien. Le tout étant accompagné d’un moratoire de longue durée sur l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN.
Actuellement, une telle solution, perdant-perdant, laisserait une partie du territoire ukrainien à la Russie et, dans une moindre mesure, une partie du territoire russe à l’Ukraine.
Pour la Russie, un tel règlement serait une double violation de sa Constitution, car premièrement les « quatre nouveaux territoires » (régions de Donetsk, Lougansk, Zaporojie, Kherson) y sont déclarés russes et une partie d’entre eux continuerait toutefois d’être en Ukraine, et secondement l’occupation par l’Ukraine d’une partie de la région de Koursk, territoire russe internationalement reconnu, serait alors légitimée de-facto.
En ce qui concerne l’Ukraine, une telle solution remettrait directement en cause la légitimité de son intégrité territoriale, en acceptant sans barguiner la perte de la Crimée, et nierait sa volonté d’intégrer l’OTAN, affirmée depuis 2019 dans sa Constitution.
Telle que décrite par la presse, la situation semble inextricable, du moins en se basant sur des hypothèses uniquement territoriales ou de politique internationale de sécurité.
Pour tragique qu’elle soit, la prolongation du conflit ne serait pas une chose impensable, souvenons-nous de la durée des deux guerres mondiales (1914-1918,1939-1945), des guerres du Vietnam (1946-1954 ; 1955-1975), ou encore des interventions soviétique (1979-1989) ou américaine (2001-2021) en Afghanistan.
Une telle perspective constituerait toutefois un affront direct pour Donald Trump, président élu des États-Unis, qui, durant la campagne électorale, a affirmé avoir la capacité de régler cette guerre en quelques heures. Ainsi le futur président déclarait-il en mai 2023 : « Si j’étais président, et je le dis, je mettrais fin à cette guerre en une journée. Ça prendrait 24 heures. Je connais bien Zelensky, je connais bien Poutine ». Revenant sur cette question, il déclarait encore en septembre 2024 avoir un plan précis : « Si je gagne en tant que président élu, je ferai en sorte qu’un accord soit conclu … ».
Que le président Trump soit pour le moins imprévisible la presse en parle à longueur de colonnes, mais elle oublie toutefois quelques autres points notables de sa personnalité.
En premier lieu c’est un homme d’affaires habitué à de dures négociations, principalement basées sur des intérêts économiques, financiers, personnels et ne compliquant jamais la transaction par des approches sociétales ou moralisatrices.
De plus, c’est un homme d’affaires dont la politique est principalement basée sur les intérêts des États-Unis, du moins selon sa propre compréhension de ceux-ci.
Dans l’esprit du président américain, le puzzle actuel consiste, tout d’abord, à garantir les intérêts déjà retirés de ce conflit russo-ukrainien par les États-Unis comme l’affaiblissement de l’Europe, les achats massifs d’armes américaines par l’étranger et la domination du marché gazier après l’élimination de la Russie. Cela tout en parvenant à un gel du conflit avant que l’utilisation massive par les Ukrainiens de missiles américains en direction des villes russes n’entraine une réponse enfin appropriée du Kremlin.
Plus éloigné des notions de politique internationale ou strictement militaires et stratégiques que les hommes politiques américains traditionnels, le président Trump pourrait tenter de trouver un élément de solution plus proche des questions qu’il traite régulièrement telles que les interactions économiques et financières.
Selon une telle approche, la question gazière revient alors au premier plan dans cet imbroglio international…
Après nombre de sanctions, de contre-sanctions et de détournement de sanctions réduisant drastiquement les quantités de gaz russe arrivant « directement » en Europe depuis le lancement de l’opération militaire spéciale en février 2022, l'Ukraine a officiellement interrompu le transit du gaz russe vers l'Europe le 1er janvier 2025 marquant ainsi un changement important dans la dynamique énergétique européenne après l'expiration d'un accord de transit de cinq ans avec la Russie.
Une telle décision a quelques conséquences néfastes. D’abord, une perte nette pour la Russie qui ne peut plus acheminer et vendre du gaz directement vers l’Europe. Ensuite, une perte aussi pour l’Ukraine, qui ne reçoit plus de royalties pour le transit du gaz russe. De plus, une crise énergétique qui se développe dans certains pays de l’Europe de l’Est, comme en particulier la Moldavie et la République sécessionniste de Transnistrie. Enfin, un probable renchérissement du prix du gaz à hauteur minimum de 10% pour les consommateurs européens.
Cette résiliation par l’Ukraine du transit du gaz russe vers l’Europe met fin à un arrangement de longue date, en place depuis l'ère soviétique et régulièrement renouvelé depuis la chute de l’URSS, qui permettait au gaz russe de passer en Europe par l'Ukraine vers divers pays européens.
En effet, en décembre 2019, face aux nouvelles sanctions américaines contre le gazoduc Nord Stream-2 et aux retards consécutifs pris par le projet, Gazprom et Naftogaz (entreprise publique ukrainienne d’énergie) renouvellent leur contrat de transit de gaz naturel entre la Russie et l’Europe pour 2020-2024. Ce contrat prévoit le transit d’au moins 65 milliards de m3 en 2020 et 40 milliards de m3 par an de 2021 à 2024. C’est bien ce même contrat qui n’a pas été prolongé au 31 décembre 2024, alors qu’il contribuait encore, près de trois ans après le début du conflit, à l’approvisionnement de l’Europe à hauteur de 15 milliards de m3 de gaz par an – encore plus d’un tiers des quantités prévues en temps de paix !
Une telle situation de blocage ne peut exercer qu’une influence négative sur tout type de négociations visant à un arrêt, même temporaire, du conflit. D’une part, la Russie pourrait être agacée par ce nouveau revers. D’autre part, les pays européens directement concernés seraient fondés à réduire leur aide à l’Ukraine, voir l’interrompre, comme menace de le faire le premier ministre slovaque Robert Fico. Enfin, l’Ukraine – ayant perdu les royalties liées au transit se retournerait une nouvelle fois vers ses créditeurs, désormais lassés d’un soutien qui s’oriente de plus en plus vers l’octroi d’aides à fonds perdus. Cela devenant une certitude avec le temps, sauf si une Russie en déroute militaire, économique ou sociale donnait l’impression à l’Occident qu’elle « paierait » pour se sortir d’affaire.
Deus ex machina ! - une solution amiable pourrait être trouvée comme le laisse penser le président serbe dans un entretien publié par le Handelsblatt le 27 décembre 2024 :
« …J'ose faire un pronostic : dans un an au plus tard, Nord Stream sera la propriété d'un investisseur américain et le gaz affluera de Russie vers l'Europe par ce gazoduc. Souvenez-vous de ce que j'ai dit. Un an pour que Nord Stream fonctionne ! »
Cette déclaration peut surprendre, elle est toutefois le reflet de prises de positions diverses et rend compte de réalités économiques, financières et technologiques bien réelles.
Tout d’abord du côté russe, le 26 décembre 2024 le président Poutine a une nouvelle fois réaffirmé, lors de la conférence de presse de clôture de la réunion du Conseil économique suprême de l'Eurasie, que la Russie se tenait prête à fournir du gaz à l’Europe **:
« En ce qui concerne les accords dans le secteur de l'énergie : nous avons toujours été favorables aux approvisionnements et avons toujours prôné la dépolitisation des questions économiques. Nous n'avons jamais refusé d'approvisionner l'Europe. Avons-nous refusé ? […] La guerre est la guerre, mais nous avons fourni régulièrement et payé, et payons encore d'ailleurs, de l'argent pour le transit [par l’Ukraine].»
Étonnement, le président russe ne parle à aucun moment des gazoducs Nord-Stream 1 et 2, imaginés comme des solutions aux problèmes de transit par l’Ukraine devenus persistant depuis la révolution orange de 2004.
Premier succès russe à l’époque, la mise en service du gazoduc Nord Stream-1 fait chuter de 80% à 45% les exportations de gaz naturel qui transitent par l’Ukraine vers l’Europe entre 2011 et 2019. La mise en service du Nord Stream-2 – placé à côté du gazoduc Nord Stream-1 – aurait dû permettre de doubler la capacité totale du système Nord Stream, le faisant passer de 55 milliards de m3 à 110 milliards de m3 par an[1].
Toutefois, dès le début, les diverses administrations américaines, soutenues fortement en cela par le Congrès, se sont opposées frontalement à Nord Stream-2 par l’intermédiaire d’une série de lois ciblées instituant, à partir de 2017, des sanctions de plus en plus strictes. Ces sanctions prennent la forme de deux lois principales : le Countering Russian Influence in Europe and Eurasia Act of 2017 – CRIEEA et le Protecting Europe’s Energy Security Act -PEESA, renforcé en 2020.
Un tournant funeste dans le destin du Nord Stream-2 est la déclaration conjointe américano-allemande « Joint Statement of the United States and Germany on Support for Ukraine, European Energy Security, and our Climate Goals » signée en juillet 2021. Dans cette déclaration consacrée au soutien à l’Ukraine et à la sécurité énergétique, l’Allemagne s’engage à prendre des mesures contre la Russie, y compris d’éventuelles sanctions, si celle-ci utilise ses ressources énergétiques comme une arme de pression ou commet une nouvelle agression contre l’Ukraine. Dans les termes de la déclaration, l’Allemagne s’engage aussi à agir en faveur d’une prolongation de l’accord de transit du gaz entre l’Ukraine et la Russie et, de plus, à investir dans des projets énergétiques en Ukraine.
Un second tournant est l’achèvement de la vassalisation allemande aux États-Unis dans le domaine de l’approvisionnement énergétique qui date du 7 février 2022. Lors de sa première visite à Washington, le chancelier Scholz, successeur d’Angela Merkel, et le président Biden déclarent qu’en cas de nouvelle invasion russe « il n’y aura plus de Nord Stream-2. Nous y mettrons fin ». Le chancelier Scholz répond alors : « Vous pouvez être sûr qu’il n’y aura pas de mesures pour lesquelles nous avons une approche différente. Nous agirons ensemble, conjointement ».
Enfin un tournant fatal a lieu le 26 septembre 2022, quand quatre explosions, admises comme étant un acte de sabotage, détruisent trois des quatre tronçons des gazoducs Nord Stream 1 et 2, qui acheminent du gaz de la Russie vers l’Allemagne.
Diverses enquêtes ont été depuis menées sans toutefois aller jusqu’à la désignation de l’initiateur de ce sabotage. Les expertises techniques indiquent que les Nord Stream 1 et 2 pourraient reprendre une activité complète si des travaux d’un montant approximatif de 500 millions de dollars étaient entrepris.
Homme providentiel - montage créatif
Dans son numéro du 21 novembre 2024, le Wall Street Journal annonce que l'entrepreneur et investisseur américain Stephen P. Lynch avait présenté une demande au gouvernement fédéral américain[2] afin de l’autoriser à lancer une offre d'achat sur le gazoduc Nord Stream 2, après que l'opérateur d'infrastructure - une filiale suisse de Gazprom - ait été mis en procédure de faillite peu après l'invasion de l'Ukraine par la Russie : le Wall Street Journal indique avoir obtenu la lettre des avocats de Lynch au département du Trésor des États-Unis de février 2024.
Dans cette lettre l’entrepreneur demandait l’accord du département du Trésor afin de négocier l'acquisition du gazoduc dans le cas où le Nord Stream serait mis aux enchères dans le cadre d’une procédure de faillite engagée en Suisse, dont le dénouement légal devrait intervenir au tout début de 2025.
Le Nord Stream 2 a été achevé peu avant l’invasion russe de l’Ukraine, en 2022, mais n’a jamais été certifié par l’administration allemande : il ne dispose plus que d’un tronçon en état de marche sur deux. « Il s'agit d'une opportunité unique d'assurer le contrôle américain et européen sur l'approvisionnement énergétique de l'Europe jusqu'à la fin de l'ère des combustibles fossiles », a déclaré Stephen P. Lynch dans une interview au journal.
L'homme d'affaires de Miami, qui a fait plusieurs dons à la campagne électorale de Donald Trump et a longtemps travaillé en Russie, aurait également déclaré à ces autorités que le contrôle américain de Nord Stream 2 pourrait également contribuer positivement à d'éventuelles négociations de paix dans le conflit en Ukraine.
Il est à noter qu’en 2022, le département du Trésor avait déjà accordé à Lynch une autorisation pour racheter la filiale suisse de la Sberbank – la Caisse d’épargne russe.
Une telle éventualité ne pourrait être qu’un simple ballon d’essai, mais le montage repose toutefois sur une solide base légale.
Aux États-Unis tout d’abord, la principale loi organisant les sanctions américaines sur le gaz russe (PEESA) prévoie aussi leur abrogation à deux conditions :
le président américain certifie au Congrès « que des garanties appropriées ont été mises en place » - pour minimiser la capacité de la Russie à utiliser le projet de gazoduc sanctionné « comme outil de coercition et de levier politique »;
afin de garantir « que le projet n'entraînerait pas une diminution de plus de 25 % du volume des exportations d'énergie russe transitant par les gazoducs existants dans d'autres pays, en particulier l'Ukraine, par rapport au volume mensuel moyen des exportations d'énergie russe transitant par ces gazoducs en 2018».[3]
La première condition reste une appréciation politique, à la discrétion du président américain, qui se trouverait largement validée par la structure du mix gazier européen d’avant le 31 décembre 2024 où la part du gaz russe a déjà fortement chuté. Comme l’indique le Conseil de l’Union européenne, « la part du gaz russe par gazoduc dans les importations de l'UE a chuté, passant de plus de 40 % en 2021 à environ 8 % en 2023. Pour le gaz par gazoduc et le GNL combinés, la Russie représentait moins de 15 % du total des importations de gaz de l'UE »[4]. Cette baisse a été possible principalement grâce à une forte augmentation des importations de GNL en provenance des États-Unis et de la Norvège et à une réduction globale de la consommation de gaz dans l'UE.
La seconde condition, plus juridique, tombe d’elle-même du simple fait que l’Ukraine a indubitablement refusé de faire transiter le gaz russe par son territoire. Ainsi, toute relance du Nord Stream ne peut donc plus, de fait, entraîner la réduction de 25% des quantités de gaz russe acheminées au travers de ce pays.
En Allemagne, un des principaux obstacles à la certification de Nord Stream 2 avait été, en novembre 2021, la demande in-extremis du régulateur allemand de l’énergie de créer «au préalable » une filiale chargée d’exploiter le gazoduc sur le territoire allemand avant toute possibilité de certification. Étonnamment, alors que le projet a été initié depuis de nombreuses années, ce n’est qu’en novembre 2021 que ce « détail » était apparu. Il est clair que ce type de retard « inopiné » ne pourrait concerner une entreprise américaine, alliée par essence.
Conclusion
La relance de l’exploitation après réparation, de l’entièreté du Nord-Stream 1 et 2 - ou tout simplement l’utilisation rapide du tronçon encore intact du gazoduc, permettrait plusieurs développements dont certains positifs.
Le premier serait de dépolitiser et de dédramatiser la question gazière en Europe, dont les remous nuisent à la sécurité européenne depuis plus de vingt ans.
Le second serait de répondre aux indications répétées de la Russie quant à la possibilité de reprendre les livraisons de gaz, y compris réduites, correspondantes aux quantités transitant jusqu’au 31 décembre 2024 par l’Ukraine.
Le troisième serait de donner l’indication d’une volonté de l’Occident d’aller de l’avant dans ses relations avec la Russie, au moment même où des négociations concomitantes seraient initiées afin de mettre un terme, sous une forme ou sous une autre, au conflit actuel qui ensanglante l’Europe.
Enfin, un tel arrangement permettrait aux États-Unis de se présenter - pour une fois - comme une puissance « faiseuse de Paix », tout en développant sa mainmise sur l’approvisionnement de l’Europe en gaz, en garantissant son arrivage « contrôlé » en provenance de la Russie.
Un environnement certainement favorable à des négociations plus réalistes et moins soumises à des influences négatives basées sur des approches idéologiques ou sociétales, comme ce fut le cas aux termes de négociations de paix tenues à Istanbul entre La Russie et l’Ukraine en avril 2022.
Gaël-Georges Moullec
Docteur en histoire contemporaine, habilité à diriger des recherches, membre associé du CRESAT, ayant travaillé de nombreuses années à la section des relations Russie-Ukraine de l'OTAN.
**https://www.sdbrnews.com/sdbr-news-blog-fr/le-bilan-de-lanne-2024-par-vladimir-poutine
[1] Dans le cadre de la société Nord Stream-2 AG, ce gazoduc est la propriété de la société énergétique publique russe Gazprom et la moitié du coût de construction aurait été financée par cinq entreprises européennes : Engie, OMV, Shell, Uniper et Wintershall.
[2] Le journal indique avoir obtenu copie de la lettre envoyée en février 2024 par Stephane Lynch au département du Trésor américain.
[3] Protecting Europe’s Energy Security Act of 2019 (“PEESA” or “the Act,” Title LXXV, National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2020, Pub. L. No. 116-92)
[4] https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/eu-gas-supply/#:~:text=G%20et%20Refinitiv-Augmentation%20des%20importations%20de%20GNL,ses%20importations%20totales%20de%20GNL