Interview de Gaël-Georges Moullec - Docteur en Histoire contemporaine
/Gaël-Georges Moullec* vient de publier “Vladimir Poutine: discours 2007-2022”, livre paru chez Editions-SPM **
SDBR News: Pourquoi avoir fait ce livre?
Gaël-Georges Moullec: Le livre est la suite d'un coup de sang, face à la distorsion dans la présentation de l'historique de cette question et à la présentation biaisée des faits présents. Cela est aussi vrai pour “Ukraine, la fin des illusions”. Tout d’abord soyons clair, je ne suis pas l’auteur de ce livre, je me suis contenté de réunir, traduire, expliquer les principaux discours ou documents centrés sur l’Ukraine et les positions russes dans le domaine international en provenance de Vladimir Poutine. Je dirais que le lancement de l’opération spéciale militaire a, le 24 février 2022, laissé plus d’un commentateur dans la stupeur la plus profonde, moi y compris. Ce jour-là l’impensable prenait forme et, si nombre d’entre nous n’avait pas envisagé sérieusement une telle opération, il convenait alors de revenir sur les prises de positions précédentes afin de tenter de comprendre le cheminement de la pensée du président russe.
SDBR News: Avez-vous conscience d'être à contre-courant du discours officiel pro-ukrainien, véhiculé par la France et l'Europe, et de prendre un risque en le publiant?
Gaël-Georges Moullec: Je ne fais que présenter les arguments du personnage principal de la situation actuelle. Après tout, c'est lui qui décide d'engager l'armée russe le 24 février. Ces arguments présentés, que je ne fais pas obligatoirement miens, donnent la logique interne des événements qui ont conduit à cette décision. Quand au risque, j'ai la faiblesse de croire que nous vivons dans un système démocratique, où des arguments peuvent être échangés sans risques. Heureusement pour nous, nous ne sommes pas encore dans l'Ukraine "démocratique" où les opposants sont abattus ou disparaissent sans laisser de traces dès l'an 2000, et le journaliste Gongadzé ou encore l'écrivain Oles Bouzina en 2015: lui, simplement pour avoir pris des positions publiques opposées à la position gouvernementale ou écrit quelques livres. Et là, je ne parle que des plus connus.
SDBR News: Les médias et quelques politiques parlent beaucoup de "crimes de guerre", après s'être aventurés sur le terrain du "génocide". Au-delà de ce conflit, ne pensez-vous pas que ces notions sérieuses sont devenues une "tarte à la crème" qui occultent des réalités de terrain?
Gaël-Georges Moullec: Le problème ne provient pas des prises de positions de certains journalistes, commentateurs ou autres droits de l’hommistes stipendiés, elles sont régulières et ont déjà conduit l’Occident dans les bourbiers afghans, Irakiens, libyens. Le problème aujourd’hui vient de la reprise de ces postures par les structures européennes, voire certains pays membres de l’Union européenne. Ainsi, un texte de proposition diffusé par la Commission européenne indique que 14 États membres de l’UE ont déjà ouvert des enquêtes distinctes sur des actes commis en Ukraine « reposant sur la compétence personnelle ou universelle ». Le texte précise que, en ce qui concerne les crimes d’agression, donc russes, « un mécanisme d’enquête alternatif pourrait être envisagé » si les intérêts ou les citoyens des États membres de l’UE sont concernés. Les responsables de la Commission européenne ont ainsi déclaré que le processus du tribunal spécial proposé se déroulerait parallèlement au fonctionnement de la CPI, à laquelle «l’UE continuera d’apporter son plein soutien», mais qu’il nécessiterait néanmoins le soutien des Nations unies. Bien que la mise en place effective d’un tel tribunal reste imprécise à l’heure actuelle, ce tribunal spécial chargé de juger «les crimes de guerre» de la Russie en Ukraine pourrait prendre plusieurs formes. Il est clair que la machine est en marche et, comme dans le cas du tribunal en charge de l’ex-Yougoslavie portera toute son attention sur l’une des parties au conflit, laissant une paix royale aux autres protagonistes. Que se passe-t-il à la suite des vidéos des exécutions de prisonniers russes, repris sur les médias sociaux et dont les originaux ont été fournis aux structures européennes? En a-t-on simplement entendu parler?
SDBR News: Vous n'êtes pas voyant, mais ne pensez-vous pas que ce conflit est entré dans sa phase finale avant négociations ?
Gaël-Georges Moullec: Pour le moment, personne n’a intérêt à entrer dans une phase de négociations intense. Les Ukrainiens sont persuadés d’avoir la capacité militaire de regagner la totalité des territoires perdus depuis février 2022 et de reprendre les zones du Donbass perdues depuis 2014. Le tout avec le rêve secret, que leurs alliés occidentaux ne partagent pas, de reprendre la Crimée. Pour leur part, les Russes ne peuvent se permettre d’entrer en négociation après avoir perdu des territoires officiellement russes, dont l’exemple le plus cinglant est la ville de Kherson. Enfin, à l’inverse de ce que disent nos commentateurs patentés, l’hiver n’est pas une période d’arrêt des combats, bien au contraire. Le gel solidifie les terres, permettant des offensives éclairs, comme celle conduite sous Moscou en décembre 1941 et qui a permis aux Soviétiques de repousser les troupes allemandes à plusieurs centaines de kilomètres...
SDBR News: D'après-vous qu'est-ce qui va en sortir?
Gaël-Georges Moullec: Rien, du moins sur une longue période. Souvenez-vous des conflits gelés, débutés au début des années 1990 et dont certains se poursuivent encore, comme en Transdniestrie, ou qui ont trouvé récemment des solutions particulières comme l’Abkhazie et l’Ossétie du sud, devenues indépendantes de la Géorgie après la crise de 2008. Sans aller aussi loin, les Républiques du Donbass, DNR et LNR, ont été soumises à des bombardements durant huit années (2014-2022) de la part de l’Ukraine, avant d’intégrer la Fédération de Russie…Toutefois, au total, il faut bien comprendre que les deux pays jouent leur survie.
L’Ukraine est soutenue par l’Occident dans un seul but: parvenir à l’affaiblissement total, voire la disparition de la Russie, du moins sous la forme de puissance. Cette ambition était déjà présente en 1917, la France, pour sa part, répartissant déjà le territoire de l’ancien empire russe en zones d’occupation et d’influence, du moins selon les plans du Grand Quartier général.
A l’inverse, pour une Russie qui serait consciente des enjeux formidables menaçant sa survie, à moyen ou long terme, l’avenir de l’Ukraine est simple : aucun, si ce n’est comme région périphérique de la Fédération de Russie.
*Gaël-Georges Moullec est docteur en Histoire contemporaine. Après avoir été en poste à l’OTAN, ce spécialiste de l’histoire russe et soviétique est actuellement Chercheur associé à la Chaire de Géopolitique de la Rennes School of Business. Il a publié cette année, chez SPM, “Ukraine. La fin des Illusions”