Über alles in der Welt ? La Stratégie de sécurité nationale allemande

Über alles in der Welt* ? La Stratégie de sécurité nationale allemande

Par Gaël-Georges Moullec, Chercheur associé à la Rennes School of Business

Le gouvernement allemand a publié le 14 juin 2023 un document d’importance sous le titre de « Une sécurité intégrée pour l'Allemagne. Stratégie de sécurité nationale »[1]. Annoncée dès la signature du contrat de coalition ce document, centré sur l’analyse des menaces et des priorités stratégiques, est une première depuis la création de la République fédérale en 1949. Deux textes introduisent cette stratégie, l’un du Chancelier Olaf Scholtz, l’autre d’Annalena Baerbock, ministre fédéral des Affaires étrangères[2]. Les deux auteurs s’accordent sur le fait que « la guerre d'agression brutale menée par la Russie contre l'Ukraine remet fondamentalement en question l'ordre sécuritaire européen ».

Toutefois, alors que le Chancelier note que « parallèlement, l'ordre mondial change : de nouveaux centres de pouvoir apparaissent, le monde du 21e siècle est multipolaire[3] », la ministre des Affaires étrangères, plus virulente, annonce la nouvelle place de l’Allemagne en Europe et dans le monde. Désormais, il n’est plus uniquement question de participer à une défense commune, mais de donner à l’Allemagne une position particulière. Celle-ci « …doit être en mesure de se défendre et de protéger ses alliés contre la violence extérieure… Il est clair que l'Allemagne, du fait de sa puissance économique, son poids diplomatique et son histoire, porte une responsabilité particulière - nous contribuerons à l'avenir davantage à la sécurité sur le continent européen ». Intelligemment, allant au-delà des poncifs écologistes habituels, Annalena Baerbock, parvient à faire passer l’idée d’un antagonisme entre une réussite économique, basée sur un gaz russe bon marché, et la sécurité du pays.  « Nous avons payé chaque mètre cube de gaz russe deux ou trois fois avec notre sécurité nationale. À l'avenir, nous prendrons davantage en compte la politique de sécurité dans les décisions de politique économique ». Dans une conclusion forte, la ministre l’annonce : la sécurité allemande revient à l’ordre du jour. «C'est la première fois que nous formulons notre politique de manière aussi complète dans une Stratégie de sécurité nationale. Ce texte n'est pas un point final, mais un début ».

Cette fois encore, nous ne pourrons pas dire que nous avions pas été prévenus.  

La Russie : un mal absolu ?

Abordant la situation actuelle en Ukraine, les dirigeants allemands ne reviennent à aucun moment sur le rôle de leur pays dans les déroulements intervenus dans ce pays depuis février 2014, ni dans leur rôle contestable quant à la mise en pratique des accords de Minsk. En revanche leurs prévisions n’ont rien d’encourageant, car le domaine des Stratégies de sécurité est souvent celui du « wishful thinking ». « La Russie actuelle est, dans un avenir prévisible, la plus grande menace pour la paix et la sécurité dans la région euro-atlantique... la Russie menace directement notre sécurité et celle de nos alliés de l'OTAN et de l'UE... La Russie renforce ses forces armées conventionnelles et nucléaires et met ainsi en danger la stabilité stratégique; dans sa guerre d'agression contre l'Ukraine, elle ne cesse d'utiliser des menaces nucléaires, y compris contre l'Europe. Elle tente délibérément de déstabiliser les sociétés démocratiques européennes, d'affaiblir l'UE et l'OTAN et poursuit au niveau international une politique d'intérêts contraire au droit international et aux droits de l'homme. La politique énergétique et la politique des matières premières font partie de cette démarche… ».

Une telle description est d’autant plus paradoxale qu’elle n’évoque à aucun moment l’apport allemand en armements et en formation militaire à l’Ukraine. Ceci alors que fort de la bonne foi dont elle semble vouloir recouvrir le document, l’Allemagne pourrait aisément aborder cette question, comme étant la résultante d’une politique étrangère renouvelée.

La Chine : selon que vous serez puissant ou misérable …

Les jugements portés sur la Chine et sa politique étrangère sont, à l’inverse, d’une très grande prudence. « Dans cette situation internationale, la Chine est à la fois un partenaire, un concurrent et un rival systémique. Nous constatons que les éléments de rivalité et de concurrence ont augmenté ces dernières années, mais la Chine reste un partenaire sans lequel bon nombre des défis mondiaux les plus urgents ne peuvent être résolus ». Ces conclusions sont toutefois faites en contradiction avec un constat factuel, bien plus négatif : « La Chine tente par différents moyens de remodeler l'ordre international existant basé sur des règles, revendique de manière de plus en plus offensive une suprématie régionale et agit en tant qu'acteur de premier plan… Elle est toujours en contradiction avec nos intérêts et nos valeurs. La stabilité régionale et la sécurité internationale sont de plus en plus mises sous pression, les droits de l'homme sont bafoués. La Chine utilise sa puissance économique de manière ciblée pour atteindre des objectifs politiques ».

La France : …plus qu’un vieux souvenir

L’intérêt portée à la France reste limité à un renforcement de la coopération militaire dans le cadre européen et à des programmes d’armement. « L’amitié profonde » entre les deux pays est certes notée, mais bien plus comme la résultante d’un passé tragique que comme le fondement d’une action à venir. « Nous sommes liés à la France par une amitié profonde, marquée par le dépassement de l'image historique de l'ennemi, qui s'exprime également, en matière de politique de sécurité, par l'obligation d'assistance mutuelle prévue à l'article 4 du traité d'Aix-la-Chapelle et par notre coopération dans le cadre d'importants projets d'armement ».

Les États-Unis : moins on en parle…

Étonnamment les États-Unis ne sont cités que trois fois dans le document. Bien plus que le nombre des citations, ce sont les logiques à l’œuvre qui sont intéressantes : le rôle dévolu aux États-Unis reste prépondérant.  « Nous sommes liés à notre voisin français … Parallèlement, nous sommes fermement ancrés dans l'alliance transatlantique, expression de nos liens étroits et de notre partenariat avec les États-Unis…. L'Allemagne doit sa sécurité et la paix au cœur de l'Europe aux États-Unis et à nos voisins européens… ». Enfin, l’Allemagne voit « la consolidation de l'alliance transatlantique et du partenariat étroit et confiant avec les États-Unis d'Amérique » comme l’un de ses intérêts primordiaux.

Autres questions : l’ombre portée de la Russie

Le document aborde aussi les reculs dans le domaine du désarmement, toutefois uniquement sous l’aspect supposé dominant du rôle néfaste de la Russie. « L'érosion de l'architecture de contrôle des armements, de désarmement et de non-prolifération aggrave la situation en matière de sécurité en Europe et dans le monde ; l'action de la Russie y a largement contribué ».

Enfin, la lutte contre la désinformation est traitée sous le prisme de la défense de la démocratie. « Afin de promouvoir la démocratie et de lutter efficacement contre les menaces de l'extrémisme de toute nature, en particulier l'extrémisme de droite, le gouvernement fédéral élabore une stratégie globale pour une démocratie forte et capable de se défendre, et pour une société ouverte et diversifiée ».

Le texte passe alors rapidement sur une désinformation ciblée issue d’État étranger. « Il s'agit de lutter contre les processus de formation de la volonté et contre une infiltration systémique de nos sociétés ouvertes et de nos démocraties libérales. La mise en évidence de la désinformation ciblée par des acteurs nationaux ou étrangers revêt une importance particulière. Les médias libres et indépendants ont un rôle social central à jouer dans ce domaine ». Étonnamment, aucun nom de pays n’est cité en exemple, pas même la Russie, certainement une retenue bienvenue à la suite du Rapport Durham qui indique clairement que l’enquête conduite par le FBI dans le cadre des accusations d’interférences russes avec Donald Trump s’est appuyée sur « des renseignements bruts qui n’avaient été ni analysés ni corroborés » pour lancer ses investigations et avait aussi manqué « d’objectivité » dans la gestion de ce dossier[4].

Conclusion

L’Allemagne a changé. Revenant sur la politique conduite par les Chanceliers Schröder et Merkel, le Chancelier Scholtz, à la tête d’un gouvernement de coalition comprenant des « Verts », lance l’Allemagne dans une politique de confrontation avec la Russie, à la fois comme État souverain, mais aussi comme membre de l’Union européenne et de l’OTAN.

Au cours des dernières décennies, l’Allemagne a conquis la première place dans l’Union européenne principalement en développant son industrie, largement grâce à l’apport de matières premières russes à bon marché. Dès avant l’intervention russe du 24 février 2022, la situation était déjà différente et l’Allemagne se trouve désormais devant un profond dilemme :  comment s’assurer une économie florissante, alors que tous les paramètres ont été chamboulés ?  Dans la Stratégie de sécurité nationale le Chancelier Scholtz donne quelques éléments de réflexion pour tenter de répondre à cette question. « Nous profitons du changement d'époque que représente la guerre d'agression de la Russie pour équiper enfin notre armée allemande de manière adéquate. Pour qu'elle puisse continuer à remplir sa mission principale: la défense de notre pays et de nos alliés contre toute attaque imaginable. En quelques mois seulement nous nous sommes libérés de la dépendance à l'énergie russe et avons créé des alternatives. Nous poursuivons résolument sur cette voie vers plus de sécurité et moins de dépendance… Et nous veillons à ce que notre société soit préparée et résistante… ».

À terme l’ambition de cette politique ne serait-elle pas que l’Allemagne redevienne Über alles in der Welt ?

Notes:

  • Über alles in der Welt ? “L'Allemagne au-dessus de tout au monde”

[1] Le texte complet en allemand : https://www.nationalesicherheitsstrategie.de/

[2] Ces deux textes sont absents des résumés du document proposés en anglais et en français.

[3] Étonnamment, le Chancelier allemand reprend une conception russe énoncée dès février 2007 par Vladimir Poutine lors du discours tenu lors de la 43e Conférence sur la politique de sécurité. « Il ne fait pas de doute que le potentiel économique des nouveaux centres de la croissance mondiale sera inévitablement converti en influence politique et la multipolarité se développera… » Voir : Gaël-Georges Moullec, Vladimir Poutine. Discours 2007-2022, Paris, SPM, 2022, p.20. 

[4] https://www.justice.gov/storage/durhamreport.pdf